De tout temps, l’homme a cherché à comprendre la nature profonde et les mécanismes de fonctionnement de son environnement, en particulier des êtres vivants, y compris lui-même. Ce projet, toujours recommencé et probablement sans fin, a construit les sciences de la matière et de la vie. L’homme a aussi, de tout temps, étudié comment les populations humaines cohabitent, donnant naissance aux sciences humaines et sociales. Les raisons pour lesquelles il relève ces défis sont au moins de deux ordres. Il s’agit d’abord d’une démarche purement cognitive qui répond à notre fascination et notre angoisse mêlées face à la formidable complexité du monde et qui alimente ce qu’on appelle la recherche fondamentale. Celle-ci traduit les observations en théories et en modèles explicatifs, sans cesse remis en cause et améliorés. Il s’agit également, et avec la même importance, de trouver des solutions pratiques à des questions vitales pour l’humanité, comme la santé, l’énergie, l’eau, la production de ressources. Cette recherche appliquée s’appuie sur les modèles établis par la recherche fondamentale qu’elle traduit en technologies pour une utilisation directe par l’homme, pour son bien-être. Le progrès humain trouve indéniablement son origine dans ce couplage entre avancée des connaissances et avancée des technologies. Il n’y a pas d’innovation technologique sans recherche fondamentale, c’est-à-dire sans un tissu d’institutions, laboratoires ou centres de recherche de très haut niveau au sein desquels des chercheurs, dans la plus grande liberté, découvrent les secrets des mondes matériels et culturels et expriment leur inventivité.

“Il n’y a pas d’innovation technologique sans recherche fondamentale”

Il est de bon ton d’opposer recherche fondamentale et appliquée. Pourtant, elles ont beaucoup en commun. Dans tous les cas, il s’agit de recherche. Dans tous les cas, il faut des chercheurs du plus haut niveau, des esprits imaginatifs, créatifs et iconoclastes. Si les questions posées par l’une et l’autre ne sont pas de même nature, elles sont toutes légitimes et se font le plus souvent écho. Les découvertes fondamentales conduisent à des applications, même si le chemin des unes aux autres est rarement anticipé, et les recherches technologiques font surgir de nouvelles questions fondamentales. Tout au long de ma carrière, les collaborations de mon laboratoire avec des entreprises de l’industrie chimique, pour traiter de questions d’ordre technique proposées par les collègues industriels, ont systématiquement débordé sur des recherches fondamentales dont les résultats ont été publiés dans de grands journaux scientifiques.

« La liberté du chercheur doit être la plus grande possible. »

Bien sûr, il y a aussi de grandes différences entre recherche fondamentale et recherche appliquée. Tout d’abord la liberté du chercheur. Pour une recherche fondamentale, cette liberté doit être la plus grande possible. Y compris, et peut-être surtout, la liberté de ne pas s’imposer une exigence de bénéfices socio-économiques dans un terme fixé. Cette liberté peut troubler parfois le citoyen, le politique ou l’entrepreneur, mais c’est le prix à payer pour de véritables découvertes. Il faut en effet rappeler les centaines d’exemples de découvertes fondamentales, issues de cette liberté de recherche, qui ont conduit plus tard à des applications qui ne pouvaient pas être anticipées. Qui aurait pu dire que les travaux très fondamentaux d’Alfred Kastler sur le pompage optique, qui justifièrent un prix Nobel en 1966, allaient donner naissance au laser, utilisé aujourd’hui dans l’industrie pour le micro-usinage, en chirurgie ou encore en télécommunication pour la fibre optique ? Qui aurait imaginé que les recherches très fondamentales du biophysicien américain Barnett Rosenberg, étudiant dans les années 60 l’effet de courants électriques sur la division cellulaire, auraient conduit à l’un des plus importants médicaments anticancéreux, le Cis-platine ? Je peux citer modestement l’exemple de travaux issus de mon laboratoire. En étudiant comment, dans les organismes vivants, les atomes de soufre sont incorporés dans des molécules, métabolites divers ou acides nucléiques, une question de chimie très fondamentale, nous avons identifié la fonction d’un gène majeur dans le développement du diabète de type 2, résultat publié dans le Journal of Clinical Investigation en 2011.

Si ce continuum entre fondamental et appliqué est intuitif dans le cas des sciences exactes, il l’est moins pour les sciences humaines et sociales. Mais prenons un exemple. Le Collège de France s’est engagé dans la création d’un instrument unique au monde, l’Institut des Civilisations, pour l’étude des civilisations les plus anciennes jusqu’aux sociétés et cultures d’aujourd’hui. Quelle est l’utilité de ces recherches ? Elle est considérable. En effet, dans un monde de plus en plus complexe, où la défense des identités nationales se mélange à la menace d’un supposé « choc des civilisations », il est urgent de montrer, à travers les recherches menées et les enseignements donnés par les meilleurs spécialistes, comment les différentes civilisations, au contraire, interagissent l’une avec l’autre, ont apporté et apportent encore ensemble leur pierre à la marche de l’humanité. La rigueur de la recherche historique et une lecture scientifique transversale, dans le temps et dans l’espace, sont indispensables pour comprendre ce dialogue millénaire et le trouble du temps présent.

« Le temps de la recherche fondamentale est un temps long. »

Une autre différence doit être également discutée. Le temps de la recherche fondamentale est un temps long. La compréhension d’un phénomène naturel et sa traduction en théorie et en modèle sont en effet des processus qui peuvent prendre des dizaines d’années. Au contraire, le temps de la recherche appliquée répond à des questions posées dans des termes imposés, courts, et dure seulement quelques années. Ce temps plus court est aussi celui des citoyens et des politiques qui demandent des solutions rapides aux problèmes de la société. Ceci explique pourquoi, le plus souvent, la recherche fondamentale est insuffisamment soutenue et pourquoi elle est sacrifiée quand des difficultés budgétaires imposent à l’Etat de faire des choix.

On entend souvent dire que la recherche fondamentale ne doit pas être programmée, contrairement à la recherche appliquée. Ce terme de programmation n’est pas clair. S’il s’agit de fixer, dans un temps défini, l’obtention d’un résultat très précis, en effet une telle programmation est vaine et vouée à l’échec. Malheureusement, cette vision existe en France y compris pour alimenter les récentes politiques publiques de recherche dont les financements sont de plus en plus associés à des programmes de plus en plus contraignants. Non seulement cela stérilise la créativité des chercheurs, conduit à des recherches de moins en moins originales et innovantes, mais aussi le but recherché a finalement très peu de chances d’être atteint. Dans le même temps, des projets très originaux, hors des sentiers battus, ne trouvent pas de financement.

« Il faut une société vertueuse pour accepter de laisser au chercheur sa liberté et son temps mais il n’y a pas d’autre possibilité pour avancer dans la voie du progrès scientifique, technique et social. »

Par contre, il est parfaitement acceptable, pour ne pas dire souhaitable, de programmer la recherche fondamentale si programmation signifie que les grandes questions sociétales sont privilégiées. Il est normal que la société fasse des choix quant au type de recherche, fondamentale et appliquée, qu’elle souhaite subventionner et qu’elle fasse appel aux acteurs du monde universitaire pour qu’ils y investissent leurs talents. Le chercheur est aussi un citoyen et se doit de répondre à cette attente. Il peut le faire avec le même esprit de créativité et d’originalité que pour répondre à toute autre question fondamentale. Prenons un exemple. L’un des grands défis de l’humanité au XXIème siècle est celui de l’énergie. Il nous faut en particulier mettre au point de nouvelles technologies de stockage de l’énergie solaire et la société nous demande de travailler à cette question. En essayant de comprendre les mécanismes intimes de la photosynthèse, sans se préoccuper des applications, le chercheur fait avancer une connaissance qui sera utile ensuite à des acteurs de la vie économique, start-ups en tête, qui développeront par exemple de nouvelles micro-algues pour la production de biocarburants.

Il faut une société vertueuse pour accepter de laisser au chercheur sa liberté et son temps mais il n’y a pas d’autre possibilité pour avancer dans la voie du progrès scientifique, technique et social. Il faut également une société vertueuse pour accepter d’y consacrer des budgets importants. Car, oui en effet, cette recherche fondamentale coûte cher. Partout dans le monde, des politiques agressives de modernisation et de financement des systèmes de recherche et d’enseignement supérieur sont mises en œuvre. En Corée, aux Etats-Unis, en Chine, en Allemagne, des centres de recherche d’excellence sont sélectionnés pour promouvoir l’interdisciplinarité, favoriser la collaboration entre le monde industriel et le monde académique, stimuler la création de start-ups, attirer les meilleurs chercheurs du monde entier et leur laisser le temps d’y exprimer toute leur créativité. Dans ces centres, tous les acteurs sont mobilisés : l’Etat, bien sûr, mais aussi, de plus en plus, les mécènes, particuliers ou entreprises. Dans cette compétition mondialisée, la France perd du terrain. Malgré l’excellence de ses jeunes chercheurs, de ses grands organismes publics de recherche, de nombreuses universités et écoles, d’établissements prestigieux, les moyens publics ne sont plus à la hauteur, les entreprises françaises investissent encore insuffisamment dans la recherche et le mécénat reste encore marginal. Si l’on n’y prend pas suffisamment garde, un déclin rapide de notre recherche fondamentale et de ce qui en découle, recherche appliquée et innovation, est à craindre. Les signes les plus évidents de ce déclin déjà entamé sont la fuite de nos meilleurs cerveaux, qui ne trouvent chez nous ni les salaires auxquels ils doivent prétendre ni les conditions de travail nécessaires, et, pire encore, la désaffection de nos meilleurs étudiants pour les métiers de la recherche.

Une nouvelle dynamique est à mettre en œuvre, qui passe, on l’a dit, par un renforcement des moyens publics pour la recherche académique, un meilleur couplage entre recherche fondamentale et recherche appliquée, et enfin, une plus grande mobilisation du mécénat. Cette dynamique en faveur de la recherche fondamentale exprimera l’ambition et l’humanisme d’une société, un pari sur l’avenir, un optimisme, une confiance et un espoir dans l’homme et dans sa capacité à comprendre le monde d’aujourd’hui et à inventer celui de demain.

Pr Marc Fontecave
Chaire Chimie des processus biologiques
Président de la Fondation du Collège de France