Le professeur Philippe Descola (chaire Anthropologie de la nature) nous présente le colloque de rentrée du Collège de France qui se tiendra du 18 au 20 octobre 2017 sur le thème des « Natures en questions ». À cette occasion, il revient sur l’idée de nature et l’effritement des frontières entre nature et humanité.

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Le professeur Philippe Descola © P.Imbert – Collège de France

La Nature n’est plus ce qu’elle était. On l’a longtemps vue comme un domaine de régularité indépendant des actions humaines, ou comme l’ensemble des êtres dépourvus de conscience et de langage, ou comme ces espaces refuges ayant échappé à l’anthropisation et que les citadins aiment à fréquenter.

Or, toutes ces acceptions qui donnaient à la nature sa troublante unité ont été remises en cause au fil des dernières décennies.

“La Nature n’est plus ce qu’elle était”

On sait à présent que, si les « lois de la nature » sont universelles, l’idée de nature ne l’est guère : c’est un terme qui n’a guère d’équivalent dans la plupart des langues du monde hors de l’Europe. On sait que bien des espèces d’animaux non humains se révèlent partager avec les animaux humains des aptitudes longtemps vues comme l’apanage de ces derniers : l’éthologie nous a ainsi appris que des chimpanzés ou des corbeaux se transmettent des techniques de fabrication d’outils qui diffèrent de bande à bande ou de vallée à vallée, ou encore que des primates comme les vervets sont capables de duper leur congénères en imaginant leur réaction à des situations qu’ils ont suscitées.

On sait aussi que tous les écosystèmes de la planète ont été bouleversés en profondeur par l’action humaine, y compris là où les traces de cette dernière demeurent peu visibles : la composition floristique et les sols de la forêt amazonienne, par exemple, ont été transformés en profondeur par les techniques culturales des Amérindiens, même dans des régions qui paraissent à l’heure actuelle vides d’humains.

” Les sciences de la matière et de la vie, les sciences sociales, la philosophie et les humanités ont toutes leur mot à dire pour tenter d’éclairer les rapports complexes entre les phénomènes physiques et la manière dont les humains influent sur eux et se les représentent. “

On sait encore que les avancées du génie génétique et des sciences de l’ingénieur ont rendu presque imperceptible la distinction entre le naturel et l’artificiel : un OGM est-il une nouvelle variante des organismes que les humains sélectionnent depuis la nuit des temps ou bien est-il devenu un artefact, et quel statut juridique alors lui donner ?

On sait enfin que le réchauffement global d’origine anthropique et son effet sur le fonctionnement du système de la Terre font de l’humanité une nouvelle force naturelle au point que certains veulent baptiser d’anthropocène l’ère géologique contemporaine : comme les exemples précédents, ce phénomène rend caducs les cloisonnements entre déterminations naturelles et déterminations humaines.

Le colloque de rentrée du Collège de France sera consacré cette année à examiner les questions soulevées par ces déplacements et ces brouillages des frontières entre nature et humanité.

Aucune des questions que l’on vient d’évoquer ne relève d’une seule discipline. Les sciences de la matière et de la vie, les sciences sociales, la philosophie et les humanités ont toutes leur mot à dire pour tenter d’éclairer les rapports complexes entre les phénomènes physiques et la manière dont les humains influent sur eux et se les représentent. Le Collège de France est particulièrement bien placé pour mener cette réflexion à bien du fait de la tradition qu’il incarne de représenter toutes les facettes du savoir et de les faire dialoguer ensemble.

On s’attachera, par exemple, à replacer d’abord dans la longue durée de l’évolution historique l’émergence progressive de la notion singulière de nature, d’abord en Grèce puis dans le monde romain et au Moyen-Âge, afin de mettre en lumière le rôle que celle-ci a joué dans la formation de la conscience européenne, dans l’émergence et le développement des sciences, dans la mise en place d’une ontologie sociale et d’une théorie de la nature humaine qui demeurèrent longtemps exceptionnelles au regard du reste de l’humanité. L’exemple des civilisations d’Extrême-Orient permettra en particulier de mesurer ce que peut avoir d’original la notion de nature telle qu’on l’entend en Occident.

On pourra alors s’interroger sur les recompositions contemporaines, anthropologiques, juridiques, philosophiques et épistémologiques, que l’effritement des limites de la nature rend possibles et nécessaires, comme sur la persistance de certaines discontinuités fondamentales entre humains et non-humains et sur les leçons qu’il convient d’en tirer.

On questionnera enfin les nouvelles techniques de production et de réparation de la vie que la biologie, la biochimie et la médecine ont développées afin de mieux comprendre ce qu’elles bouleversent dans les façons d’appréhender les définitions de l’humain, les mécanismes du vivant et les règles sociales de son appropriation et de son contrôle.

“Éclairer par les recherches qui sont menées en son sein (…) tous les citoyens du monde confrontés à des bouleversements environnementaux et des mutations dans l’expression de la vie d’une ampleur et d’une rapidité sans précédents.”

Nombre de ces questions sont de nature politique. C’est pourquoi le colloque s’ouvrira par une table ronde réunissant des praticiens qui, sur tous les continents, font entrer la nature en politiques. Économistes du développement et de l’environnement, directeurs de parcs naturels, industriels et responsables politiques ; tous sont contraints de prendre en compte le fait que des manières inédites d’habiter la Terre et de cohabiter avec les non-humains sont devenues indispensables.

Il ne s’agit pas pour le Collège de France de délivrer un avis autorisé sur les bons usages de la nature, plutôt d’éclairer par les recherches qui sont menées en son sein et qu’il accueille dans un colloque de ce type tous les citoyens du monde confrontés à des bouleversements environnementaux et des mutations dans l’expression de la vie d’une ampleur et d’une rapidité sans précédents. Aujourd’hui comme hier, la cité savante n’est jamais dissociée de la cité tout court.

Pr Philippe Descola
Chaire Anthropologie de la nature