
Regards croisés sur l’eau atmosphérique
Chaque année, l’initiative Avenir Commun Durable du Collège de France encourage des travaux de recherche ambitieux portant sur tous les enjeux liés au changement climatique. Le chercheur en théologie Matteo Bächtold participe à un projet original autour de l’eau atmosphérique. Présente dans notre environnement sous forme de vapeur, de gouttelettes d’eau liquide et de cristaux de glace, elle joue un rôle considérable dans la physique de l’atmosphère et du climat. Cette étude résolument pluridisciplinaire mêle droit international, ethnographie, philosophie, histoire et théologie pour engager une réflexion approfondie sur les moyens permettant d’assurer une gestion durable et équitable de cette précieuse ressource.
Au Collège de France, vous travaillez aux côtés du professeur Thomas Römer, chaire Milieux bibliques. Quel parcours vous a mené jusqu’à la recherche en théologie ?
Impossible de répondre à cette question sans me replonger dans la psyché de l’adolescent dissipé que j’étais lorsque j’ai décidé d’entreprendre des études en théologie. Il y avait à vrai dire un faisceau de raisons. La plus importante, et peut-être la plus inavouable, est que j’étais complétement déprimé au vu des parcours de vie que me proposaient les adultes autour de moi, tant à la maison qu’au lycée. Avocat, professeur de français, trader… Toutes ces vies, tous les rêves qui y sont associés, me semblaient avoir déjà été vécus et rêvés par des milliers d’autres avant moi, ce qui me plongeait dans un spleen abyssal. Dans ce contexte, la théologie, cette discipline obsolète, obscure, en bout de course et sur laquelle personne n’aurait misé un sou, m’apparaissait donc comme le lieu paradoxalement évident où j’allais pouvoir être et faire quelque chose de vraiment nouveau, c’est-à-dire d’inconnu.

J’avais également l’impression que l’étude des phénomènes religieux était dans l’angle mort de la génération de mes parents, qui sous-estimaient énormément leur importance sociale et se retrouvaient dépourvus d’outils critiques pour comprendre leur fonctionnement. Né dans un milieu où la religion m’était présentée comme un étrange artéfact du passé, il y avait quelque chose d’excitant à l’idée de m’inscrire en faculté de théologie, et d’être entouré d’étudiants et de professeurs qui partageaient des convictions et des rites qui me semblaient si étrangers : je venais alors de découvrir l’ethnographie avec Soleil Hopi (ndlr : biographie de l’indien Hopi Don C. Talayesva, 1959), et je m’imaginais ces études comme étant en quelque sorte mon premier terrain, ma première terre inconnue. En un sens, ma démarche était déjà celle d’un chercheur. Petit à petit, j’ai découvert que le monde de la recherche universitaire en théologie était fracturé en deux. Pour reprendre les termes de Russell McCutcheon, il y a d’un côté les gardiens (caretakers), qui visent avant tout à célébrer au moyen des outils intellectuels la tradition qu’ils étudient et dont ils font souvent partie, et de l’autre les critiques, qui eux cherchent à produire une connaissance issue d’analyses historiques sans concessions, quitte à bousculer les savoirs, les traditions, les modes et même ses propres convictions. C’est avec les seconds que j’ai partagé le plus d’affinités, et avec lesquels j’ai voulu continuer de travailler.
Dans le cadre de l’initiative Avenir Commun Durable, vous menez un projet de recherche original intitulé “Regards croisés sur l’eau atmosphérique”. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
Ce projet est né d’un étonnement, celui de la professeure Laurence Boisson de Chazournes (ndlr : titulaire de la chaire Avenir Commun Durable 2022-2023), qui a constaté qu’il n’existait pas de régulation internationale pour l’eau atmosphérique (notamment celle contenue dans les nuages), alors que différents pays, comme la Chine, les Emirats Arabes Unis et l’Ethiopie, annoncent des projets à grande échelle impliquant le cloud seeding (ou ensemencement des nuages), une technologie visant à déclencher artificiellement la pluie via l’envoi de produits chimiques dans les nuages : sans cadre, cette nouvelle modalité de captation de l’eau pourrait déclencher de nouveaux conflits entre les Etats, similaires à ceux existant déjà aujourd’hui au sujet des fleuves. Cet étonnement premier, celui du droit, a déclenché une sorte d’étonnement en chaîne touchant l’histoire, la théologie, la philosophie et l’anthropologie : l’impensé légal découvert par Laurence Boisson de Chazournes était la partie devenue visible d’un impensé culturel plus large. Un projet pluridisciplinaire s’est donc rapidement organisé.

Quel est le rôle de la théologie dans ce projet ?
Il est toujours amusant de rappeler qu’au Moyen-Âge la théologie était « la reine des sciences », présidant à toute entreprise intellectuelle. Aujourd’hui, après bien des révolutions intellectuelles, c’est en tant qu’humble servante qu’elle vient se rendre utile à ce projet, qui a pour but final de rédiger un livre blanc destiné aux institutions internationales. Un rapide coup d’œil historique montre que la question de la maîtrise des « eaux d’en haut » se pose dans le pourtour méditerranéen depuis l’Antiquité. Le récit biblique du Déluge, tel qu’il nous est transmis, en est un des témoins les plus connus : dans celui-ci, la méchanceté des hommes conduit Dieu à ouvrir « les écluses du ciel » et à noyer la création. Dès les origines de l’histoire biblique, l’eau atmosphérique est ainsi présentée comme étant en dépendance directe avec les actions humaines. Dans ce paradigme traditionnel, dont ce récit est le reflet, l’humain, par ses pouvoirs ou ses comportements, a un impact sur les précipitations dans le cadre de jeux de pouvoir et de commerce complexes entre son environnement, des forces suprahumaines, et lui-même. Comme le montre très bien mon collègue philosophe Damien Delorme, ce n’est qu’avec les avancées de la météorologie des 17-19èmes siècles que la maîtrise de la pluie quittera progressivement le débat public. Aujourd’hui, alors qu’un retour de la question sur le devant de la scène est souhaitable et nécessaire, il est intéressant de cerner et de questionner ce paradigme traditionnel : est-il un point d’appui utile pour établir un nouveau paradigme adapté à la nouvelle donne du cloud seeding, ou au contraire un repoussoir intellectuel ? Sur ces questions, l’enquête théologique a toute son importance.
” La question de la maîtrise des « eaux d’en haut » se pose dans le pourtour méditerranéen depuis l’Antiquité ” – Matteo Bächtold
Dans vos travaux, vous faites référence à la figure du tempestaire : de qui s’agit-il ?
Il s’agit de personnes qui auraient, selon les habitants de l’arrière-pays lyonnais du 9ème siècle, le pouvoir de déclencher des tempêtes et des orages de grêle. Ils sont un exemple de ces figures qui, selon le paradigme traditionnel, peuvent influer sur l’eau atmosphérique. On les retrouve évoqués dans un court traité écrit par Agobard, évêque de Lyon, intitulé De la grêle et du tonnerre. Ce qui est fascinant avec ce texte, c’est qu’il témoigne d’un vrai débat théologique sur la question de savoir quelle personne et quel procédé ont un impact sur l’eau atmosphérique, et cela en plein 9ème siècle. Cette source révèle également la forte composante géopolitique de ces réflexions traditionnelles sur l’environnement, qui ne sont pas le seul apanage des réflexions contemporaines sur le cloud seeding : dans le traité, les tempestaires sont décrits comme travaillant de concert avec la Magonie, un pays imaginaire situé dans les nuages et qui se nourriraient du pillage des récoltes lyonnaises ; et on lit également que des agents du duc de Bénévent répandraient une poudre sur les campagnes capable de tuer les bovins. Si la Magonie, comme la poudre du seigneur lombard, ne sont pas des réalités rationnelles, elles sont néanmoins des choses pensées, qui font pendant à l’impensé du paradigme dans lequel évolue le droit international contemporain.
Vous dites que ce rapport plus traditionnel aux éléments continue d’influer sur la politique et la société aujourd’hui. De quelle manière ?
Ce serait faire une erreur de penser que traditionnel est ici synonyme de révolu. Au contraire, un regard un peu décentré sur notre monde contemporain nous montre que le rapport triangulaire à l’eau atmosphérique est encore bien ancré dans les institutions. Ainsi, dans les pays où l’Islam est la religion d’Etat, la prière nationale de demande de pluie (Salat al-Istisqa) est ordonnée et administrée par le gouvernement lui-même. Il faut d’ailleurs noter que l’arrivée de l’ensemencement des nuages, dans lequel les Emirats Arabes Unis investissent beaucoup, ne s’est pas fait sans la production de discours théologico-politiques visant à concilier les deux pratiques. Dans le cadre du projet, nos collègues anthropologues de l’Université de Mekele en Ethiopie enquêtent sur les discours et pratiques traditionnels sur l’eau atmosphérique au Tigré, une région à majorité chrétienne où Dieu et pluie viennent à se confondre. Outre cela, on observe également en Occident le développement de discours politiques qui reposent sur des bases très similaires à celles du Moyen-âge sur les tempestaires. Le fait que Joe Biden, suite à des déclarations de la politicienne républicaine Marjorie Taylor Greene, ait fait le 9 octobre 2024 une allocution publique pour dire que l’Etat fédéral américain ne contrôlait pas le climat, est un des grands signes révélateurs de ce retour. Aussi, l’étude critique de ces idées représente un véritable enjeu pour le débat public aujourd’hui.
Le projet “Regards croisés sur l’eau atmosphérique” est lauréat de l’appel à projets Avenir Commun Durable 2024 du Collège de France. L’initiative Avenir Commun Durable bénéficie du soutien de la Fondation du Collège de France, de ses mécènes, FORVIA et Saint-Gobain, et de ses grands mécènes La Fondation Covéa et TotalEnergies. > En savoir + sur l’initiative

> Chaque année, le Collège de France accueille des chercheurs talentueux, venus du monde entier travailler au côté des professeurs. Encourager dans la durée la curiosité et l’audace de ces talents est essentiel pour la vitalité de la recherche. En permettant ces recrutements dans toutes les disciplines, la Fondation contribue à faire vivre la diversité et le bouillonnement intellectuel qui font l’ADN du Collège de France.
Propos recueillis par Mathilde Lanneau