S’il existe un consensus fort sur la nécessité et l’urgence d’agir pour lutter contre le changement climatique, la confusion reste totale sur la façon d’y parvenir. Quelles sont les actions, tant politiques que technologiques ou économiques, les plus efficaces ? Jusqu’où faut-il sacrifier le pouvoir d’achat des générations présentes pour assumer nos responsabilités envers les générations futures ? Comment concilier objectifs climatiques ambitieux avec justice sociale ? À l’occasion de sa leçon inaugurale le jeudi 9 décembre prochain, l’économiste Christian Gollier, co-fondateur et directeur de la Toulouse School of Economics, nous propose une présentation de son enseignement sur la chaire annuelle Avenir Commun Durable qu’il occupera en 2021/2022.

Quelles stratégies pour décarboner nos énergies ?

Si nous brûlons dans les décennies à venir toutes les réserves prouvées de charbon, de pétrole et de gaz naturel qui se trouvent sous nos pieds, c’est 20.000 giga-tonnes de CO2 que nous libérerons dans l’atmosphère, alors que nous ne devrions pas en émettre plus de 700 pour rester en-dessous des 2°C d’augmentation de température moyenne. Si on tient compte, en plus, que nous en émettons 36 Gt par an, on comprend l’urgence d’agir. Trente années d’alerte par les scientifiques de plus en plus consternés n’y ont rien fait, puisque les émissions n’étaient alors que de 22 Gt. Si nous risquons de manquer d’énergie fossile cet hiver, nous devons absolument nous pencher sur les stratégies nécessaires pour nous en désintoxiquer.

Il n’existe pas de source d’énergie décarbonée qui n’ait son handicap. En France en particulier, l’éolien a très mauvaise presse à cause de son impact sur les paysages. Les biocarburants de première génération ont renforcé l’agro-business tant haï, et ont probablement contribué aux émeutes de la faim dans les années 2000. Le solaire produit, comme l’éolien, une électricité intermittente que l’on ne parvient pas à stocker au niveau nécessaire pour passer les creux de nuits comme de saisons. Le nucléaire, qui a joué un rôle absolument déterminant dans notre statut de champion de la décarbonation dans le monde occidental, est mis à mal par le problème du stockage final des produits à haute radioactivité et de vie longue. Face à ces oppositions au relativisme intégral, que dit l’économiste ?

L’impact économique de la décarbonation

Malgré les natures très diverses des impacts de ces technologies sur le bien-être de nos concitoyens, il est nécessaire d’en discuter l’intensité et les manières de les compenser. Par exemple, une étude récente sur des données britanniques suggère que la valeur des habitations situées à un kilomètre d’une éolienne en est réduite de 5%. C’est une façon intelligente de monétiser l’impact des éoliennes sur le bien-être. Par ailleurs, le projet Cigéo d’enfouissement des déchets nucléaires coûterait 25 milliards d’euros. Intégrons ce coût dans le coût du kWh nucléaire ! L’éolien et le solaire sont intermittents ? Intégrons aux coûts de ces technologies les dépenses liées aux investissements nécessaires pour garantir la livraison d’électricité en l’absence de vent et de soleil !

Au regard des efforts de décarbonation, il existe un élément clé dans ces comparaisons des mérites relatifs de ces différentes sources d’énergie. Quelle valeur accordons-nous aux technologies qui réduisent nos émissions de gaz à effet de serre ? En d’autres termes, quelle est la valeur d’une tonne de carbone évitée ? La réponse à cette question détermine la vitesse à laquelle notre économie devrait être décarbonée et la nature des actions qui devraient être entreprises en priorité, entre passage aux véhicules électriques, capture et séquestration du carbone, abandon du charbon dans le mix électrique européen, et isolation thermique des bâtiments par exemple. Dans un contexte de Gilets Jaunes, il est crucial de choisir les stratégies qui sont le moins attentatoires au pouvoir d’achat. Ceci doit être fait en sélectionnant parmi la myriade d’actions possibles, celles qui ont le moindre coût net par tonne de CO2 évitée, une fois intégrés tous les autres impacts cités plus haut. Mais quel coût maximum devrions-nous être prêts à supporter aujourd’hui pour affronter notre responsabilité individuelle et collective envers le climat ? La « valeur du carbone » répond à cette question.

La « valeur du carbone »

D’un point de vue de l’intérêt général intergénérationnel, il s’agit de comparer le sacrifice des efforts de décarbonation des générations présentes avec les bénéfices sous forme de réduction de dommages climatiques pour les générations futures. C’est une lapalissade de dire qu’une action réduisant les émissions de CO2 d’une tonne est socialement désirable si son coût social est inférieur à sa valeur sociale, valeur provenant elle-même du flux de réduction des dommages climatiques que cette action engendre. Mais comment valoriser ce flux, qui s’étale sur des décennies et des siècles et dont la nature reste très incertaine ? Techniquement, la valeur carbone doit être égale à la valeur actualisée du flux de dommages qu’une tonne de CO2 émise aujourd’hui engendre dans le futur. Déterminer une politique climatique nous force donc à nous interroger sur la manière de valoriser des impacts économiques et environnementaux sur des horizons temporels très éloignés. Les marchés financiers, les investisseurs, les banquiers et les économistes ont l’habitude de valoriser des flux financiers étalés dans le temps. En particulier, ils ont l’habitude de pénaliser les bénéfices plus éloignés en utilisant un taux d’actualisation positif. Appliquer ce même principe pour le climat conduit à réduire massivement la valeur carbone et donc le niveau de nos sacrifices pour y faire face. Est-ce rationnel ?

Il existe un fondement moral intuitif à l’actualisation : dans un monde en croissance, les générations futures seront plus prospères que nous. Dès lors, investir pour l’avenir, ou sacrifier un peu de notre prospérité présente en faveur du climat, c’est accroître les inégalités intergénérationnelles. Comme nous avons collectivement une préférence pour la réduction des inégalités, ces efforts ont donc un impact négatif sur le bien commun. Pour que ces investissements soient désirables, il faut que leur rendement social surpasse le coût social de l’accroissement des inégalités intergénérationnelles qu’ils engendrent. Mes travaux revisitent cette analyse dans un monde où des incertitudes sévères pèsent sur la réalité de la croissance à un siècle, sur les coûts futurs de décarbonation et sur l’intensité des dommages environnementaux. Exactement comme les ménages qui augmentent leur épargne de précaution quand leur revenu futur devient plus incertain, nous devons collectivement faire preuve de prudence face aux espoirs de prospérité future en réduisant le taux d’actualisation de long terme et en faisant plus d’investissements de précaution, notamment ceux dits de prévention, qui permettent d’améliorer la fortune des générations futures dans le pire des scénarios de croissance. Notre responsabilité envers les générations futures est engagée.

Pr Christian Gollier
Chaire Avenir Commun Durable (2021-2022)
Directeur général de la Toulouse School of Economics

Créée dans le cadre de l’initiative Avenir Commun Durable, la chaire Avenir Commun Durable accueille chaque année un expert international pour mettre en lumière l’actualité de la recherche autour des enjeux de la transition écologique et énergétique. Elle bénéficie du soutien de la Fondation du Collège de France et de ses grands mécènes Covéa et TotalEnergies.