C’est la question à laquelle s’est efforcé de répondre le sociologue Pierre-Michel Menger au fil de deux ans de cours donnés au Collège de France. À la suite de la dernière séance dispensée vendredi 6 avril 2018, il a livré son approche et sa conception du talent dans cet entretien.

Votre cours « Qu’est-ce que le talent » s’est étalé sur deux ans. Si on vous demande de synthétiser, selon votre propre conception, ce que vous entendez par « talent », que répondriez-vous ?

Tout article ou livre sur le talent commence par dire : nous allons parler du talent mais nous ne savons pas vraiment le définir. Voici l’explication du mystère. Le talent est le nom donné à une combinaison de qualités individuelles dont on ne connaît pas du tout le bon dosage, même si on peut énumérer et essayer de mesurer les différentes qualités une à une – les différents « hard skills » et « soft skills ». Ce n’est pas simplement un répertoire de compétences et de savoirs certifiés par un diplôme, c’est aussi la capacité d’agir dans un environnement plus incertain, et d’apprendre ainsi ce que valent les dispositions qu’on détient, et de les modifier au besoin.

Mais il est aussi question de compétition – le sport est un cas emblématique. Le talent est ce qui fait la différence, et qui permet de s’ajuster à des situations qui ne sont pas routinières. C’est un différentiel, un ensemble de qualités qui n’apparaissent que par comparaison relative – d’où l’utilisation des tournois, des compétitions de type « talent shows » (The Voice, Master Chef), des prix (Goncourt et autres) et autres épreuves et concours sélectifs en tous genres.

D’où vient votre intérêt pour cette notion de « talent » ?

Une partie de mon enseignement au Collège de France porte sur des domaines d’activité comme les arts, les sciences, l’innovation, les technologies, dans lesquelles les écarts de réussite peuvent être considérables, alors que l’attitude à l’égard de ces inégalités est très variable. Peut-être ai-je voulu répondre à la question que pose un célèbre philosophe marxiste anglais, Gerald Cohen : « Si vous êtes égalitaire, pourquoi êtes-vous si riche ? » L’invocation du talent a été l’un des leviers idéologiques de la lutte contre l’ancien Régime, avant la Révolution française : pour trouver leur place dans la société et progresser, les individus doivent pouvoir compter sur leurs talents et leurs efforts, et briser les barrières des privilèges héréditaires.

Le mot talent figure à l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Le talent sert alors à légitimer de « justes inégalités » contre les inégalités injustes, transmises héréditairement. La notion est ensuite au cœur d’une culture de l’audace entrepreneuriale, scientifique et technique avec le saint-simonisme, au XIXe siècle. Aujourd’hui, elle est omniprésente : la SNCF mettait des affiches à l’été 2017 pour recruter des « talents » (ingénieurs et techniciens) au moment où Neymar était transféré pour 220 millions d’euros, un prix tout à fait raisonnable selon la presse britannique, « étant donné son talent ».

Étudier le talent, c’est explorer les dimensions multiples et paradoxales des inégalités de capacité et de réussite, leurs domaines favoris d’expression, et leur longue histoire. C’est aussi le vocabulaire de la mondialisation des travailleurs qualifiés et de leurs mouvements et migrations. Le mot talent est le même dans une vingtaine de langues, et presque le même dans 25 autres langues. Il existe des « passeports talent » pour attirer les migrants très qualifiés dans les pays développés. Et c’est la notion des high tech, et des start-up : la Silicon Valley c’est par excellence le « talent traffic ».

Vous avez défendu dans un précédent cours que la notion de talent a pris une place considérable dans la littérature et le monde managériaux. Quelle conséquence cela peut avoir sur le monde du travail aujourd’hui ?

La mode du « talent management » a été largement lancée par un rapport de McKinsey de la fin des années 1990, sur la guerre des talents. Il s’agissait de dire aux entreprises : vos meilleurs salariés, si vous ne vous en occupez pas correctement, se feront débaucher par d’autres entreprises. Comme cette version est très hiérarchique (10 % des salariés sont exceptionnels, 80 % font le travail attendu d’eux, et 10 % ne sont pas à la hauteur), on a vu apparaître aussi une version « inclusive » du talent, qui reprend de nombreux thèmes bien connus : motivation, aptitude au travail d’équipe, formation continuelle pour éviter l’obsolescence des compétences, sens de la communication avec autrui. La version inclusive dit « talent » au lieu de dire « personnel ». Tout ceci aujourd’hui pèse lourd dans un contexte de polarisation des emplois – ceux qui sont robotisables et ceux qui sont suffisamment créatifs et non routiniers pour tirer parti des technologies, sans les redouter. Les qualités nécessaires sont multiples et évolutives, d’où l’argument omniprésent du potentiel.

Pour quelle raison une partie de votre cours a-t-elle été consacrée à Karl Marx. Quelle était sa conception sur ce sujet, le talent ?

J’avais examiné plusieurs positions à l’égard d’une question centrale : les individus sont-ils différemment dotés de capacités dès le départ, ou tout n’est-il qu’une affaire d’environnement social et d’éducation ? Marx a une position caractéristique : chacun peut bien être différent, mais ça ne compte pas, car les compétitions, les rivalités, les spécialisations seront supprimées dans un monde post-capitaliste. Il y a quatre conditions : abondance de ressources, égalité de capacités, suppression de la spécialisation des emplois, et impossibilité d’échouer même dans l’activité la plus difficile. Cette construction est-elle cohérente ? Elle a des aspects séduisants et des aspects totalement contradictoires. Une lecture très analytique de Marx vaut mieux que toutes les lectures dévotes ou biaisées.

Vous avez introduit votre cours et vous l’avez conclu en vous référant à la parabole des talents de l’Évangile. Pourquoi est-elle si importante à vos yeux ? 

L’histoire de la notion de talent est longue : elle remonte à l’Évangile de Mathieu. C’est une des paraboles qui a été le plus commentée. Notamment en raison de sa morale étrange, pour une parabole chrétienne : « À ceux qui ont déjà, on donnera encore plus ». Regardez Wikipédia et vous aurez un aperçu du contenu et des controverses. Certains y voient une apologie de la prise de risque, d’autres soulignent que recevoir un trésor (un don, par exemple, comme le suggère le commentaire théologique) ne vaut rien si on ne s’active pas à le faire fructifier. J’ai examiné ces interprétations, qui peuvent conduire à deux voies totalement différentes : une légitimation des inégalités, ou une injonction à la responsabilité de développer ses capacités.

Propos recueillis par Nidal Taibi
Interview parue dans Les Inrockuptibles, « Qu’est-ce que le talent ? Le sociologue Pierre-Michel Menger en propose une analyse limpide », 4-2018

 

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