Créée en 2017, la bourse Anna Caroppo – Fondation du Collège de France a pour ambition d’accompagner de jeunes chercheuses en sciences humaines dans leur carrière scientifique en leur permettant, pendant une année, de poursuivre leur formation par la recherche au sein du Collège de France. Rencontre avec Maryam Ebrahimi Dinani, lauréate 2021, qui, au côté du Pr François Recanati (chaire Philosophie du langage et de l’esprit), s’intéresse à la notion de règles constitutives appliquées aux pratiques sociales et aux actes de parole.

Diplômée en architecture à l’Université de Téhéran, vous vous êtes finalement tournée vers la philosophie. Qu’est-ce qui a déterminé ce choix de parcours ?

Depuis l’adolescence, passionnée par la philosophie, j’étais résolue à en faire mes études. Or, l’ambiance socio-politique et éducationnelle de l’Iran valorisant les études d’ingénierie et de médecine, l’automatisme pulsionnel sous-jacent d’être « forte » en mathématiques et de devoir en faire ma spécialité au Diplom-Metevaseth (NDLR : équivalent du baccalauréat en Iran), ainsi que le souhait implicite de mes parents, m’ont menée à choisir l’option maths-physique au lycée. Je me suis ensuite tournée vers des études en architecture aux Beaux-Arts de l’Université de Téhéran, voie que j’estimais comme la plus « douce » dans le domaine de l’ingénierie, la seule qui me semblait être un compromis et que je pouvais aimer car proche de l’homme et de son rapport avec l’abstrait. Une fois mon diplôme d’ingénieur obtenu, j’ai opéré mon départ vers Paris pour enfin réaliser mon rêve de faire des études de philosophie à la Sorbonne. C’est donc en 2011 que je suis arrivée en France pour commencer une seconde licence et un nouveau parcours qui m’a menée jusqu’à un doctorat.

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Maryam Ebrahimi Dinani lors de la cérémonie de remise de la Bourse Anna Caroppo – Fondation du Collège de France. © Patrick Imbert / Collège de France

Vous préparez une thèse autour de la notion de règles constitutives appliquée aux pratiques sociales et aux actes de parole sous la direction du Pr François Recanati (chaire Philosophie du langage et de l’esprit). Pouvez-vous nous présenter brièvement votre sujet ?

L’idée de règle constitutive a été introduite dans la littérature philosophique contemporaine par les travaux de John Searle, qui les caractérise par opposition aux règles dites « régulatrices ». Selon Searle, les règles régulatrices gouvernent des activités qui sont possibles indépendamment de l’existence de ces règles. Les manières de table, par exemple, sont des règles régulatrices, car l’activité de manger est possible indépendamment d’elles. Par opposition, les règles constitutives, dont le paradigme sont les règles de jeux, créent ou définissent de nouvelles formes d’activité. Les règles des échecs, par exemple, ne régulent pas simplement les échecs, mais les définissent et créent la possibilité même d’y jouer.

Les théories « normativistes » des actes de parole font usage d’une analogie entre les jeux et les actes de parole pour faire valoir que ces derniers sont, comme les jeux, définis par des règles constitutives. De ce point de vue, la promesse est constituée comme acte de parole par la règle selon laquelle les promesses génèrent des obligations. Cette notion, assez intuitive, de règle constitutive joue un rôle crucial non seulement pour les théories normativistes des actes de parole, mais aussi pour l’analyse des institutions sociales et légales au sens large, par exemple le mariage, les élections, la propriété ou l’argent. Elle est ainsi pertinente pour l’ontologie sociale et la théorie du droit et pour tout le domaine de la philosophie sociale.

Cependant, dès le début de ma thèse, j’ai noté une ambiguïté problématique au cœur même de la notion de règle constitutive telle qu’elle est caractérisée par les théoriciens des actes de parole : j’ai constaté que les règles formelles des jeux ne sont pas de même nature que les règles constitutives des actes de parole. Ainsi, l’acte de roquer aux échecs ne peut être accompli que conformément aux règles qui le définissent. En revanche, agir en conformité avec les règles constitutives qui gouvernent un acte de parole n’est pas une condition nécessaire pour accomplir cet acte. J’ai ensuite constaté que c’est bien toute l’analyse des institutions sociales et légales qui se trouve remise en cause du fait de cette ambiguïté. J’ai donc été amenée à proposer une refonte de l’édifice en réanalysant les termes du débat.

Mon hypothèse de travail était que, dans la mesure où le jeu et les actes de parole (et, par extension, les autres institutions sociales) ont tous la propriété d’être existentiellement dépendants d’attitudes intentionnelles humaines, une étude approfondie de ces relations doit mener à une reconstruction, sur une base nouvelle, de l’analogie entre le jeu et toutes les autres institutions sociales. En vue de cette reconstruction de l’analogie dans des termes appropriés, ma thèse propose d’établir une distinction entre deux types de règles constitutives, c’est-à-dire entre deux types de relations de constitution opérant dans le domaine des institutions sociales au sens large. Il s’agit de lever les confusions issues d’emplois hétérogènes du concept de règle dans l’analyse des pratiques sociales et institutionnelles en général et des actes de paroles en particulier.

Quelles sont les conséquences de l’introduction d’une distinction dans la notion de règle constitutive sur les théories de l’ontologie sociale ? Et quelles limites cette notion de règle constitutive rencontre-t-elle dans l’analyse des institutions sociales ?

L’introduction d’une distinction à l’intérieur de la catégorie des règles constitutives n’est légitime que si elle est conceptuellement fondée et que si elle s’applique à tous les domaines dans lesquels la notion de règle constitutive a un usage. Par conséquent, même si mon hypothèse quant à l’existence de cette distinction a sa source dans les débats sur les actes de parole, sa légitimation a rendu nécessaire un détour par la philosophie du jeu et du sport, la théorie du droit ainsi que l’ontologie sociale. Il a fallu ensuite proposer un cadre théorique pour la différenciation des deux types de règles. Mes tentatives de conceptualisation m’ont fait discerner une différence métaphysique et une différence épistémique. La première approfondit le débat en métaphysique analytique récente quant à la question de dépendance ontologique ; la deuxième prend appui sur le champ de l’intentionnalité collective et de la cognition sociale, tout en lui ajoutant un éclairage issu de la tradition phénoménologique. Or, les deux versants sont bien au cœur des débats actuels en ontologie sociale. Mes recherches visent ainsi à établir de nouveaux liens entre les théories des actes de parole et les théories de l’ontologie sociale, à la lumière des traditions analytique et phénoménologique, tout en jetant de nouvelles lumières sur la question de la dépendance ontologique des objets sociaux et celle de l’épistémologie de la coopération, souvent mobilisées dans la littérature sur l’ontologie sociale de manière notoirement équivoque.

Cette thèse propose ainsi une théorie unifiée des règles constitutives, faisant voir le feuilletage et la hiérarchie des règles sous-jacentes aux institutions sociales, sans prétendre à une théorie unifiée de l’ontologie sociale qui, du fait de la complexité de son domaine d’objets, échapperait à une unification. De plus, dans la mesure où cette thèse a pour but de poser une nouvelle question dans la taxonomie des règles constitutives des institutions sociales, elle ne constitue qu’un premier pas sur un long chemin touchant plusieurs disciplines, un chemin qui est encore loin d’être parcouru.

Que vous a permis de mettre en place la bourse Anna Caroppo ? Quelle position occupez-vous aujourd’hui au Collège de France ?

Rejoindre le Collège de France, où j’ai déjà travaillé un an en tant qu’ATER, et faire partie de l’équipe de recherche du Pr François Recanati m’a permis de poursuivre, au-delà de la thèse, une collaboration dont je ne saurais dire combien elle m’a déjà apporté, tout en préparant, dans les meilleures conditions permises par la bourse Anna Caroppo, les prochaines étapes de ma carrière académique. Je remercie très chaleureusement la Fondation du Collège de France de m’avoir attribué cette bourse ainsi que le Pr Recanati pour sa proposition et son soutien. Je suis profondément reconnaissante d’avoir eu la chance de poursuivre mes recherches dans de telles conditions rassurantes, de fréquenter des chercheurs d’excellence et les professeurs les plus renommés dans leur discipline, le tout dans un environnement inspirant et stimulant du fait de son exposition à des échanges intellectuels nationaux et internationaux des plus enrichissants.

Propos recueillis par Flavie Dubois-Mazeyrie