Rencontre avec Mathilde Montaubin, lauréate 2023 de la bourse Anna Caroppo – Fondation du Collège de France qui, aux côtés de la Professeure Samantha Besson (chaire Droit international des institutions), s’intéresse à la question très actuelle et passionnante du recours aux algorithmes informatiques par l’administration. Créée en 2017 à l’initiative de M. Lucio Toscano, grand donateur de la Fondation du Collège de France, la bourse Anna Caroppo a pour ambition d’accompagner de jeunes chercheuses en sciences humaines dans leur carrière scientifique.

Vous êtes chercheuse au Collège de France au sein de la chaire Droit international des institutions. Quel est votre parcours ?

J’ai une formation en droits anglais et français : j’ai débuté mes études de droit à Londres dans le cadre d’une double maîtrise en droits anglais et français à King’s College London et Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Le droit m’a tout de suite intéressée : j’y trouvais le croisement de mes goûts pour la philosophie, l’histoire, et même la littérature. Et le droit public m’a tout de suite passionnée. C’est la raison pour laquelle je me suis spécialisée en « master recherche » dans cette discipline, d’abord en droit public général puis en droit public comparé. J’ai obtenu l’examen du barreau, mais la rédaction de deux mémoires (en droits publics britannique et des Etats-Unis) avait confirmé ma vocation pour la recherche. Je me suis donc engagée dans une thèse de doctorat sur « Le pouvoir discrétionnaire de l’administration en droit anglais » à l’Université Paris II Panthéon-Assas. J’ai eu la chance de rejoindre l’équipe de la Professeure Samantha Besson au Collège de France au sein de la Chaire Droit international des institutions, désormais grâce au soutien de la Bourse Anna Caroppo – Fondation du Collège de France.

Vous vous intéressez à « l’administration par algorithmes » et ses applications en matière de digitalisation, d’automatisation et d’intelligence artificielle. Quels sont les enjeux soulevés par ce sujet de recherche ?

Le recours aux algorithmes informatiques, et en particulier les défis de l’intelligence artificielle, sont désormais un sujet d’actualité qui fait de plus en plus l’objet d’un débat public et d’une règlementation juridique dans les domaines de la création artistique et intellectuelle, de la recherche médicale, ou encore de la justice (justice prédictive). « L’administration par algorithme » est aussi déjà une réalité pratique et juridique qui affecte très concrètement la vie des individus : attribution de places en crèche ou université, calcul de prestations sociales, aide aux usagers ou agents dans leurs démarches (robots conversationnels), maintien de l’ordre public (vidéosurveillance automatisée), projets d’utilisation dans la lutte contre la fraude fiscale… Mais, si la pratique administrative est déjà dense, son encadrement juridique semble fragile et incertain. Or, le recours aux algorithmes par l’administration a un potentiel de modification radicale de la justification et de la légitimation de l’administration dans un Etat de droit démocratique. Elle ne soulève pas seulement des enjeux éthiques mais aussi juridiques. Ces enjeux font écho à des questions classiques en droit public, mais que « l’administration par algorithme » renouvelle.

 

« Le recours aux algorithmes par l’administration a un potentiel de modification radicale de la justification et de la légitimation de l’administration dans un Etat de droit démocratique ».

 

Par exemple, un enjeu majeur est celui de la protection des individus, notamment par le principe d’égalité (comme l’ont mis en évidence les dénonciations d’algorithmes conduisant à une « autonomisation des discriminations »). Un autre est la publicité ou la transparence des décisions administratives, condition du contrôle effectif du public sur l’administration (ce qui renvoie en particulier à la question de l’accès aux données d’entrées et au langage informatique configurant l’algorithme et à celle de la difficulté de les comprendre pour des non spécialistes). Un autre enjeu, lié aux précédents, est celui de la responsabilité, juridique et politique (par exemple, comment identifier le décideur responsable, surtout dans un contexte de recours accru à des opérateurs privés pour construire, entretenir le système informatique, voire le faire fonctionner ou en être propriétaire ?). L’administration par algorithme nécessite aussi de repenser « l’expertise » dans l’action administrative, tant s’agissant de l’expertise de l’administration que du recours à l’expertise extérieure par l’administration. Dans l’ensemble, et c’est l’angle que j’ai choisi pour traiter de cette question, le recours aux algorithmes pose la question de la redéfinition de la bonne administration, légale et démocratique.

Mathilde Montaubin et le Professeur Thomas Römer, administrateur du Collège de France, lors de la cérémonie de remise de la Bourse Anna Caroppo au Collège de France. © Patrick Imbert / Collège de France

Votre projet s’appuie sur une méthode comparative des droits anglais, français et européens. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

Le recours aux algorithmes – le développement de l’intelligence artificielle en particulier – et les défis qu’il pose sont soulevés au niveau mondial et ont déjà invité à une réglementation à plusieurs échelles, nationales et européennes. L’approche comparative paraît particulièrement pertinente pour identifier les solutions juridiques disponibles ou envisageables, techniques et conceptuelles. Cette approche comparative permet de dresser une cartographie de la manière dont sont appliquées les normes existantes et de leur nature. Elle permet aussi d’identifier la manière dont peuvent être adaptées ou réactivées les normes du droit public général pour concilier les nouveaux outils et processus avec l’exigence de justification publique de l’action administrative. Autrement dit, l’approche comparative permet de mêler l’analyse descriptive approfondie et de mettre en évidence plus nettement les réussites et éventuelles failles des régimes juridiques dans l’encadrement de ces techniques.

J’ai retenu deux droits nationaux, le droit anglais et le droit français : ils représentent deux grands modèles de droit public dans leur formation juridique, historique et philosophique. L’actualité juridique de la question et le bénéfice des cours et séminaires de la Chaire Droit international des institutions, portant cette année sur « Le droit international de la science », m’ont conduit à y ajouter deux droits internationaux, européens : le droit de l’Union européenne (dont le Royaume-Uni est sorti) et le droit de la Convention européenne des droits de l’Homme (incorporé dans les deux droits nationaux). Ces deux droits encadrent différemment ces phénomènes, par des règlementations spécifiques (notamment la loi sur l’intelligence artificielle en projet au niveau de l’Union européenne, voulue comme la première loi globale sur l’intelligence artificielle au monde), par des lignes directrices, et par le biais de la protection des droits fondamentaux.

Quels sont les avantages de travailler au Collège de France en tant que jeune chercheuse ?

Ils sont nombreux ! L’environnement scientifique et culturel très divers du Collège de France, l’enthousiasme pour la recherche et la richesse des cours, conférences et discussions plus informelles avec des spécialistes renommés de différentes disciplines, sont très précieux. Il en est de même de l’insertion dans une équipe de recherche et des dialogues avec d’autres équipes, notamment à l’occasion de séminaires entre les chaires au sein de l’Institut du monde contemporain. Les avantages sont encore plus grands sur un tel projet de recherche qui nécessite une approche pluridisciplinaire parce qu’il requiert des connaissances techniques en informatique et s’inscrit dans des problématiques générales de philosophie des sciences et techniques.

 

« La bourse Anna Caroppo m’a donné la possibilité de travailler à un nouveau thème de recherche dans les meilleures conditions, professionnelles et humaines, et ainsi de préparer sereinement les prochaines étapes de mon parcours académique. »

 

Que vous a permis de mettre en place la bourse Anna Caroppo – Fondation du Collège de France ?

Avoir l’opportunité de travailler au Collège de France et avec la Professeure Samantha Besson en particulier, auprès de laquelle j’ai déjà beaucoup appris tant sur le plan du fond que de l’éthique de travail, est une chance immense. La bourse Anna Caroppo – Fondation du Collège de France m’a donné la possibilité de travailler à un nouveau thème de recherche dans les meilleures conditions, professionnelles et humaines, et ainsi de préparer sereinement les prochaines étapes de mon parcours académique. Elle m’a en particulier permis de bénéficier d’un cadre de travail, d’un accès à des fonds documentaires et des apports des travaux de la Professeure Samantha Besson relatifs au droit international de la science, sur la durée d’une année complète. L’échange avec d’autres chercheurs, y compris internationaux, m’a aussi permis de réfléchir différemment au travail de chercheur et à sa diffusion. Je suis très reconnaissante à la Professeure Samantha Besson d’avoir soutenu ma candidature, à son équipe, et à la Fondation du Collège de France de me donner les moyens de poursuivre mon chemin de chercheuse dans un environnement aussi riche et stimulant.

Propos recueillis par Mathilde Lanneau

 

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