Rituel initiatique immuable pour tout professeur intégrant le Collège de France, la leçon inaugurale revêt une dimension solennelle unique, toujours saisissante et souvent intimidante. Elle constitue l’instant décisif qui permettra au titulaire de la chaire de dévoiler à tous ses travaux et de les inscrire dans la tradition de l’établissement. Le prestige pluriséculaire dont jouit le Collège de France, l’éminence de sa communauté de professeurs et des savoirs développés dans son enceinte participent à faire de ses leçons inaugurales des défis que les nouveaux professeurs ont coutume d’aborder avec autant d’appréhension que de préparation.

Une intronisation solennelle

« Il y a chez beaucoup, je pense, un pareil désir de n’avoir pas à commencer, un pareil désir de se retrouver, d’entrée de jeu, de l’autre côté du discours, sans avoir eu à considérer de l’extérieur ce qu’il pouvait avoir de singulier, de redoutable, de maléfique peut-être. À ce vœu si commun, l’institution répond sur le mode ironique, puisqu’elle rend les commencements solennels, puisqu’elle les entoure d’un cercle d’attention et de silence, et qu’elle leur impose, comme pour les signaler de plus loin, des formes ritualisées. » – L’Ordre du Discours, Michel Foucault, 1971

Ces quelques mots prononcés par Michel Foucault le 2 décembre 1970 lors de son premier cours au Collège de France, mettent en évidence l’objet spécifique que représente la leçon inaugurale pour un homme de science. Pour le titulaire de la chaire Histoire des systèmes de pensée (1970-1984), la leçon inaugurale devient même un objet d’étude, un commencement contrariant pour les professeurs, voire redoutablement inconfortable. Pourtant, l’exercice reste imposé par l’institution, presque sanctuarisé, comme une inconditionnelle tradition qui paradoxalement traduit l’attachement du Collège de France et de ses professeurs à une recherche libre et innovante.

De fait, la leçon inaugurale introduit le professeur au sein d’un établissement garant de la plus grande liberté pour ses chercheurs. La liberté de douter et de chercher certes, mais aussi celle d’enseigner, de partager à tous des savoirs validés par la science. Aussi, dès la rentrée universitaire, le calendrier des leçons inaugurales annuelles est prisé par tous ceux qui souhaitent vivre cette expérience unique en tant qu’auditeur. Les codes de l’évènement sont bien connus des habitués du Collège de France : jeudi soir à 18 heures, leçon d’une heure, amphithéâtre Marguerite de Navarre bondé et applaudissements fournis.

La présence d’un public nombreux et attentif rend l’exercice d’autant plus délicat pour le nouveau professeur, qui se voit de surcroit entraîné dans un protocole des plus insolites : d’interminables instants d’attente d’abord, dans le « bureau du conférencier », en tête-à-tête avec le bureau en bois massif ayant appartenu au Pr Claude Bernard, chaire de Médecine (1855-1878), puis l’arrivée progressive des titulaires de chaires du Collège venus dispenser leurs derniers encouragements au nouveau professeur dont ils écouteront la leçon depuis le premier rang de l’amphithéâtre. Une fois monté sur l’estrade et face à un imposant bureau, « table la plus longue et la plus intimidante de l’histoire du mobilier académique » selon la Pr Bénédicte Savoy, chaire internationale Histoire culturelle des patrimoines artistiques en Europe (2016-2021), plus rien ne sépare le professeur de son auditoire. Et après le traditionnel discours d’introduction par l’Administrateur du Collège, la leçon peut enfin commencer.

Affirmer un style intellectuel pour transmettre les clés du domaine de recherche

« C’est pour moi une sensation assez étrange et très émouvante, que de monter dans cette chaire et de commencer une carrière toute nouvelle à l’âge où tout nous conseille d’abandonner l’action et de renoncer à l’entreprise. » – Première leçon du cours de poétique, Paul Valéry, 1937

Outre le poids de la tradition, la leçon inaugurale se distingue de toute autre leçon par la nature même de ses objectifs. « Il faut à la fois être relativement simple, clair, tout en étant relativement précis », résumait le Pr Jacques Glowinski, chaire Neuropharmacologie (1983-2006). Cette exigence vise à satisfaire l’auditoire « extraordinairement hétéroclite » des leçons inaugurales, dont le Pr Stéphane Mallat, chaire Sciences des données, résume la composition allant « des collègues jusqu’à votre famille, en passant par des amis et des gens qui sont simplement entrés parce qu’il y avait de la lumière ! ».

L’enjeu premier de la leçon inaugurale est donc bien de délivrer de la manière la plus accessible possible un contenu scientifique témoignant du style intellectuel du professeur, de l’orientation de ses recherches et de l’état de la science du domaine dans lequel elles s’inscrivent. Le format de la leçon inaugurale favorise ainsi le succès d’une telle entreprise : en moins d’une heure, le professeur doit nécessairement abréger les complexités quotidiennes de son travail pour leur donner une forme institutionnelle compréhensible de tous.

Dans cette perspective, une leçon dont le Pr Stéphane Mallat affirme que la longue préparation peut d’abord être « perçue comme une corvée », devient alors un passionnant réexamen des « grandes questions du domaine », pour lequel le professeur consent un « énorme travail ». Les professeurs du Collège de France s’accordent à considérer la préparation de leur leçon inaugurale avec la plus grande rigueur. Qu’elle constitue un « travail d’artisan », selon la Pr Bénédicte Savoy, ou un « texte pour lequel on donne tout ce qu’on a », relu par les proches les plus littéraires du Pr Marc Fontecave, chaire Chimie des processus biologiques, la leçon inaugurale est décisive en ce qu’elle donne au propos scientifique du professeur une double portée médiatique, auprès du grand public comme des meilleurs experts internationaux du domaine.

Il ne s’agit plus dès lors d’un simple exercice de légitimation du nouveau professeur envers ses pairs rassemblés en amphithéâtre mais bien d’une présentation globale des enjeux fondamentaux d’une discipline, à destination du public le plus large qui soit : chaque leçon inaugurale est non seulement filmée et diffusée par le Collège de France, mais leur texte est aussi publié aux éditions Fayard puis rendu libre d’accès et gratuit en ligne. Sous cet angle, la leçon inaugurale est une mise en lumière de la qualité reconnue des travaux suite auxquels le professeur entre au Collège de France. Elle constitue aussi, et surtout, le point de départ d’une étape déterminante dans la vie d’un chercheur, un vecteur d’avancées majeures pour l’ensemble du domaine de recherche qu’il représente. Elle est enfin le symbole même des valeurs de transmission que porte le Collège de France, rendant réciproques et indissociables l’enseignement et la recherche.

« Plus que jamais, l’homme de laboratoire se trouve tiraillé, d’un côté par l’exigence d’une recherche qui absorbe tout son temps, et de l’autre par la nécessité d’un enseignement sans quoi la recherche perd de son prix. Où ce dilemme pourrait-il être résolu mieux qu’au Collège de France qui enseigne, non les vérités que l’on juge acquises, mais, selon le mot de Renan, « la science en voie de se faire » ? Où l’aventure scientifique pourrait-elle s’épanouir plus librement qu’en ce lieu, puisque y enseigner, c’est aussi s’y instruire en côtoyant des hommes éminents de chaque domaine ? » – Leçon inaugurale de Génétique cellulaire, François Jacob, 1965

Nils Bernier