A l’interface de la biologie et de la chimie, la physique étudiée par le Pr Jean-François Joanny, chaire Matière molle et biophysique, s’intéresse à des matériaux jusqu’ici jugés trop instables pour être prévisibles : la matière molle. Ni solide, ni liquide, la matière molle offre un défi de taille à la physique et permet d’identifier des symétries entre des systèmes que rien ne semble concilier.
Dans cet entretien, le Pr Joanny nous présente cette nouvelle physique qui investit aujourd’hui un nouveau champ d’étude, le vivant, et s’ouvre à de nouveaux champs d’application telle que la médecine.

En quoi la matière molle est-elle singulière ?

La matière molle étudie les fluides complexes dont le comportement est intermédiaire entre un comportement solide qui est un comportement élastique et un comportement fluide qui est un comportement de fluide qui coule. Cela recouvre un ensemble de matériaux très présents dans la vie courante comme les polymères, les plastiques, les cristaux liquides ou encore les savons. Ces systèmes ont une réponse très forte aux perturbations extérieures. Un exemple est celui du caoutchouc que l’on fait passer d’un comportement liquide à un comportement solide en ajoutant une quantité minime de soufre. Les fluctuations thermiques jouent également un rôle très important ; on peut ainsi voir directement sous microscope le mouvement erratique de gouttes d’une émulsion d’huile dans l’eau.
Ces systèmes complexes sont sensibles à la moindre perturbation en raison de leur physique singulière. Il est très difficile pour les physiciens de les étudier à l’échelle atomique. La bonne échelle d’étude est intermédiaire entre l’échelle moléculaire et l’échelle macroscopique, on parle d’échelle mésoscopique. Malgré la diversité de ces systèmes, l’étude de la matière molle se fonde sur des lois très générales permettant de dégager des propriétés universelles, dans un cadre de travail très interdisciplinaire, associant la physique, la chimie et la biologie.

Que peut apporter la physique à la biologie ?

Les physiciens ont toujours été fascinés par la complexité des objets biologiques et leurs contributions   au sein de cette discipline sont très nombreuses : techniques expérimentales, morphogénèse, traitement de l’information, réseaux biologiques, physiologie de la perception… La physique de la matière molle apporte une approche nouvelle pour étudier les systèmes biologiques en recherchant des comportements génériques : mécanique et adhésion des cellules, transport intracellulaire, mécano-transduction, division cellulaire, nage de micro-organismes, mécanique et croissance de tissus, développement d’organes et d’organismes.
Ces questions sont clairement reliées à la physique et certaines posent des problèmes tout à fait originaux pour lesquels il faut inventer une nouvelle physique. C’est le cas du fonctionnement des moteurs moléculaires ou de la description de la matière active dont je parle plus loin. Bien évidemment, la physique ne permet pas d’apporter seule une solution globale à ces questions qui relèvent de la biologie et de la chimie. Les scientifiques doivent donc fournir un effort pluridisciplinaire tout en respectant les lois de la physique fondamentale.

Comment certains phénomènes naturels peuvent-ils être transposés à la vie cellulaire ?

Ces dernières années, a été introduite la notion de matière active qui recouvre une partie de la matière molle mais aussi la plupart des systèmes biologiques. La matière active est une classe de la matière hors équilibre qui consomme de l’énergie. Dans les systèmes actifs, l’énergie est consommée à l’échelle locale des constituants individuels. Par exemple, dans un tissu, chaque cellule consomme de l’énergie. Les propriétés d’intérêt de la matière active ne sont pas les propriétés individuelles des constituants mais sont liées à leur comportement collectif.
Les approches théoriques qui décrivent les effets collectifs sont bâties sur des principes très généraux comme les lois de conservation ou les symétries. Cela permet d’affirmer que tous les systèmes qui ont les mêmes symétries et qui consomment de l’énergie à une échelle locale peuvent être décrits par les mêmes théories. Parmi eux, il y a par exemple le comportement collectif des groupes d’animaux comme les bancs de poissons ou les vols d’oiseaux. Un poisson nage dans une direction a priori aléatoire mais il tend à nager dans la même direction que ses voisins. Si les poissons sont éloignés de leurs voisins, ils nagent dans des directions aléatoires ; mais à densité plus élevée, si les poissons se regroupent, ils forment un banc où tous les poissons nagent dans la même direction. Ce comportement est le même, à une échelle différente, que celui des mouvements spontanés de cellules dans un tissu ou celui de bactéries en suspension.

Comment la matière molle s’attache-t-elle à améliorer notre compréhension des questions d’immunités dans le traitement du cancer?

Les approches physiques de type matière molle sont parfaitement adaptées à l’étude des tissus avec, en sus, un phénomène qui n’a pas d’analogue dans la matière molle : les cellules se divisent et meurent. La division cellulaire est particulièrement importante dans deux domaines de la biologie, le développement et le cancer. L’Institut Curie où je travaille également est un institut de recherche sur le cancer. Nous avons été amenés à étudier la mécanique des tissus et leur croissance. Les tumeurs solides croissent en milieu confiné et les effets mécaniques sont importants. Il est par exemple bien établi que l’expression de certains gènes dépend des contraintes locales.
Une des avancées récentes sur le cancer est le traitement immunitaire des tumeurs. Les travaux que nous menons actuellement visent à apporter une étude physique des interactions entre les cellules cancéreuses et les cellules immunitaires et de l’effet des cellules immunitaires sur leur croissance.

Propos recueillis par Lucie Batier Le Goff