Comment devient-on innovateur ? Le Pr Philippe Aghion, chaire Économie des institutions, de l’innovation et de la croissance, met en lumière les fortes inégalités d’accès à l’innovation entre individus et défend l’importance de l’école comme facteur d’égalisation des chances.

Les économistes traitent souvent l’innovation comme une boîte noire : un individu abstrait investit dans la R&D et, avec une certaine probabilité qui dépend de cet investissement, il produit une innovation qu’il peut breveter et exploiter. Cependant, la réalité est bien plus complexe.

Tout le monde n’a pas la même opportunité de devenir innovateur : l’environnement social et familial, et en particulier le revenu, le niveau d’études et le métier des parents affectent la propension à l’innovation d’un individu. Les capacités intrinsèques et les talents, qui eux non plus ne sont pas distribués uniformément entre individus, jouent également un rôle.

La Figure 1A dans le graphique ci-dessous illustre comment la probabilité pour un individu vivant aux Etats-Unis de déposer au moins un brevet à l’Office Américain des Brevets (USPTO) entre 1996 et 2012, est corrélée au revenu de ses parents[1]. Les revenus des parents sont ordonnés de façon croissante et divisés en 100 groupes (des centiles), le long de l’axe des abscisses. Pour chaque centile de revenu des parents, la figure montre le pourcentage d’enfants qui déposeront au moins un brevet au cours de leur vie. Cette courbe en « J » indique une probabilité d’inventer très basse et qui, pour des revenus faibles des parents, croît très peu. En revanche, la probabilité d’invention se met à croître fortement avec le revenu des parents lorsque celui-ci atteint les déciles supérieurs de la distribution des revenus, en particulier les 20 % de plus hauts revenus.

La Figure 1B, construite à partir de données historiques américaines, fait apparaître cette même courbe en « J » entre le revenu des parents et la probabilité d’inventer sur une période antérieure et plus longue, à savoir 1880-1940[2].

Enfin, la Figure 1C, construite à partir de données finlandaises sur la période 1988-2012, témoigne à nouveau de cette relation en « J » entre revenu paternel et probabilité d’inventer[3]. Cette similarité est d’autant plus remarquable que la Finlande est un pays beaucoup plus égalitaire en matière d’accès à l’éducation que les Etats-Unis. En particulier, l’enseignement primaire et secondaire y est d’excellente qualité si l’on se réfère aux résultats finlandais aux test PISA. En outre, le système finlandais est entièrement gratuit, depuis le jardin d’enfants jusqu’au doctorat, et par conséquent accessible à tous.

Comment expliquer la courbe en « J » aux Etats-Unis et comment expliquer que cette même relation s’observe dans un pays beaucoup plus égalitaire comme la Finlande ?

Figure 1 : Relation entre revenu des parents et probabilité d’inventer

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Les barrières sociales et familiales à l’innovation aux Etats-Unis

Pour expliquer la courbe en « J » aux Etats-Unis (Figure 1A), deux types de considérations viennent naturellement à l’esprit. D’une part, le revenu des parents influe sur les capacités initiales de l’enfant : ce sont les différences héritées qui se traduisent soit en termes d’aptitudes, soit en termes de goût pour les carrières liées à l’innovation. D’autre part, un revenu des parents plus élevé permet à l’enfant de surmonter plus aisément différents types de barrières à l’entrée pour devenir un innovateur.

On imagine différents types de barrières sociales à l’innovation. Tout d’abord, la barrière financière : les moyens financiers limités des parents empêchent les enfants issus de milieux défavorisés de poursuivre leurs études. Ensuite, la barrière du savoir : les parents plus aisés ont également un niveau d’études plus élevé et transmettent leur savoir aux enfants. Enfin, la barrière de la culture et des aspirations : les enfants sont influencés par les ambitions que les parents conçoivent pour eux, ainsi que par les choix professionnels des parents.

La figure 1A illustre l’impact de l’environnement et du milieu social de plusieurs façons. Un premier résultat est que plus la zone d’emploi dans laquelle l’enfant a grandi est innovante, plus l’enfant a de chances d’innover lui-même plus tard. Un second résultat est plus le secteur qui emploie les parents est innovant, plus le taux d’innovation des enfants est élevé. Enfin, les auteurs mettent en évidence un véritable mimétisme entre parents et enfants : si un enfant d’inventeur innove, c’est presque toujours dans le même domaine que ses parents.

L’énigme finlandaise

Lorsque l’on considère non plus les Etats-Unis mais la Finlande, on observe une relation similaire entre le revenu des parents et la probabilité d’innover de l’enfant. Pourtant, la Finlande est beaucoup plus égalitaire que les Etats-Unis. Comment expliquer ce paradoxe ? L’étude sur données finlandaises cherche à répondre à cette question en s’appuyant sur trois bases de données portant sur la période 1988-2012[3]. Les auteurs utilisent à la fois des données administratives finlandaises portant sur le revenu, le statut socio-professionnel et le niveau d’éducation des parents ; des données de l’Office Européen des Brevets qui renseignent sur les 12 575 inventeurs finlandais sur la période ; et enfin des données issues du service militaire finlandais obligatoire qui renseignent sur le niveau de quotient intellectuel (QI) de l’ensemble des Finlandais, notamment des inventeurs.

Tout d’abord, comme le montre la Figure 2, plus les niveaux d’éducation du père et de la mère sont élevés, plus la probabilité d’innover de l’enfant est grande. En particulier, les individus dont le père ou la mère ont obtenu un doctorat en sciences ont une probabilité d’innover sensiblement supérieure aux autres. Ces résultats confirment l’existence d’une barrière éducative à l’innovation.

Figure 2 : Probabilité de devenir inventeur en fonction du niveau d’études des parents

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Revenons à présent à notre énigme finlandaise. Lorsqu’on estime la probabilité d’innover en Finlande en fonction du revenu du père (Figure 1C), on observe la fameuse courbe en « J » évoquée plus haut : la probabilité d’inventer augmente quand le revenu du père s’accroît. On repart de cette relation de base, en modélisant une relation quasi-identique : la probabilité d’inventer en fonction de la position du revenu du père dans la distribution nationale des revenus (Figure 3, courbe en trait plein).

Partant de cette courbe de base en trait plein, on peut voir comment évolue la relation entre probabilité d’invention et revenu du père lorsqu’on la purge de l’effet dû à la catégorie socio-professionnelle de parents (Figure 3, courbe en pointillés longs). On constate un léger aplatissement de la courbe, montrant que cette catégorie socio-professionnelle parentale a un impact sur la probabilité de devenir inventeur.

On peut ensuite purger la relation du niveau d’études des parents (Figure 3, courbe en pointillés) : la courbe est alors considérablement aplatie. Cela confirme l’importance du facteur éducatif pour expliquer la courbe en « J » en Finlande : une raison essentielle pour laquelle les enfants issus de familles plus aisées ont une plus grande probabilité d’inventer en Finlande, c’est que, dans ces familles, les parents ont un niveau d’éducation plus élevé qui, à son tour, affecte la probabilité qu’ont les enfants de devenir des innovateurs. Cette influence passe sans doute par la transmission du savoir mais également par les aspirations que les parents peuvent transmettre, ou non, à leurs enfants, comme évoqué plus haut : les parents qui ont suivi des études scientifiques jusqu’au doctorat éveillent en moyenne davantage d’ambitions et d’aspirations chez leurs enfants.

Figure 3 : Décomposer l’impact du revenu du père

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Mais cela ne résout pas totalement l’énigme finlandaise : si le système éducatif finlandais était aussi inclusif et performant qu’on le dit, pourquoi l’influence des parents demeure-t-elle aussi grande ? Voici l’explication : c’est en 1970 que le système éducatif finlandais a été reformé pour permettre à tous de suivre un enseignement secondaire de qualité jusqu’à l’équivalent de notre baccalauréat. Auparavant, la plupart des jeunes finlandais, surtout ceux issus de familles modestes, ne poursuivaient pas leurs études au-delà de l’équivalent du certificat d’études ou de notre brevet du premier cycle. Les auteurs montrent que la réforme a considérablement accru la probabilité d’innover pour les individus dont les parents ne sont ni tout en haut ni tout en bas de la distribution des revenus.

Un autre exercice que permettent les données finlandaises, c’est de se demander si le milieu familial fait réellement obstacle à l’éclosion de nouveaux Einstein. La réponse est positive : considérons en effet deux frères A et B dont le père a un revenu modeste – parmi les 20% de revenus les plus faibles. L’individu A a un QI proche de la moyenne tandis que l’individu B a un QI très élevé. Si on remplace le père au revenu modeste par un père ayant un revenu très élevé, alors la probabilité d’innover augmente plus de trois fois plus pour l’individu B que pour l’individu A. Plus généralement, les individus ayant un QI élevé ont une probabilité d’innover qui augmente beaucoup plus vite avec le revenu des parents que celle des autres individus. Autrement dit, naître de parents pauvres et donc a priori moins éduqués et moins connectés, inhibe le potentiel innovant d’un individu à fort QI : à cause des disparités familiales, on perd des Einstein potentiels.

“Investir plus et mieux dans d’éducation permet à nos économies de devenir non seulement plus innovantes mais également plus inclusives” – Pr Philippe Aghion

En conclusion, il existe une forte inégalité d’accès à l’innovation entre individus et le niveau social, l’éducation et la profession des parents influent grandement sur la probabilité qu’ont les enfants de devenir innovateurs. D’où l’importance de l’école comme facteur d’égalisation des chances, une école qui joue pleinement son rôle dans la transmission du savoir et des aspirations nécessaires pour devenir un futur innovateur. Investir plus et mieux dans d’éducation permet à nos économies de devenir non seulement plus innovantes mais également plus inclusives : en réduisant le nombre d’Einsteins perdus et en permettant à davantage de jeunes individus doués de devenir innovateurs et par ce biais de contribuer davantage à la croissance de l’économie. La question de savoir comment organiser le système scolaire pour récupérer le maximum de « Einstein » en germe, demeure largement ouverte.

Cet article est tiré de l’ouvrage Le Pouvoir de destruction créatrice par Philippe Aghion, Céline Antonin et Simon Bunel, paru en 2020.

À l’initiative de Philippe Aghion, Stanislas Dehaene, Stéphane Mallat et Pierre-Michel Menger, le Collège de France et ses professeurs lancent Agir pour l’éducation – Un enjeu scientifique pour la société pour faire face à la situation de crise que traverse le système éducatif français. Leur ambition est de porter la méthode scientifique au service de l’école et de contribuer à faire vivre la promesse républicaine de l’éducation pour tous.

La soirée de lancement de l’initiative Agir pour l’éducation aura lieu en janvier 2023 au Collège de France.

[1] Bell A., Chetty R., Jaravel X., Petkova N., Van Reenen J., « Who becomes an inventor in America? The importance of exposure to innovation », Quarterly Journal of Economics, 2019, 134 (2), p. 647-713.

[2] Akcigit U., Grigsby J., Nicholas T., « The rise of American ingenuity: innovation and inventors of the golden age », NBER Working Papers, janvier 2017, n° 23047.

[3] Aghion P., Akcigit U., Hyytinen A., Toivanen O., « The social origins of inventors », NBER Working Papers, décembre 2017, n° 24110.