La seconde moitié du XXème siècle a vu l’émergence d’une médecine fondée sur les sciences. Toutes y contribuent, la physique, la chimie, la biologie bien sûr mais aussi les mathématiques. Parmi d’autres applications, ces dernières années sont apparus les outils statistiques, dont l’usage des statistiques bayésiennes (probabilités conditionnelles) qui permettent d’évaluer l’intérêt de nouvelles thérapeutiques. Leur application strictement codifiée constitue la base des essais randomisés contrôlés ; le principe est simple : répartir par tirage au sort une population homogène en 2 (ou plusieurs) groupes qui recevront soit le médicament (ou tout autre procédure d’intérêt médical) à tester soit un traitement de référence ou une substance placebo. L’essai contrôlé est effectué en « double aveugle » (double insu), lorsque ni le médecin, ni le patient ne connaissent l’identité du produit administré. Dans ces conditions, il est possible de déterminer, à partir d’une estimation hypothétique de l’effet attendu – qui conditionne le nombre de patients à inclure dans l’essai – l’éventuelle efficacité du produit en test. C’est ainsi que toutes les avancées thérapeutiques ou en prévention (vaccination par exemple) sont validées, ce qui conduit à leur agrément et leur large utilisation. Le succès de cette approche est tel qu’elle a été copiée avec brio par les économistes ! Rappelons qu’Esther Duflo, Abhijit Banerjee et Michael Kremer ont reçu en 2019 le prix Nobel d’économie pour avoir développé avec succès cette approche dans le traitement sur le terrain d’initiatives visant à combattre la pauvreté.

On voit pourtant, dans le contexte de la pandémie Covid-19, que cette pratique de la recherche médicale est vivement combattue au principe de la nécessaire action du médecin dans une situation de connaissance insuffisante. Le Covid-19 est une maladie virale responsable dans quelque pourcent des cas d’une pneumonie grave potentiellement mortelle. Plus de 20 000 personnes en sont mortes en France à ce jour. Bien que le virus responsable, le SARS-Cov-2 ait été rapidement identifié ainsi que sa « porte d’entrée » dans les cellules qu’il infecte, aucune thérapeutique n’est à ce jour disponible. En attendant la mise au point d’un vaccin, il est donc essentiel qu’un médicament capable de combattre efficacement le virus (et/ou les conséquences de l’infection) soit identifié.

La solution la plus rapide consiste à repositionner l’usage de médicaments connus, utilisés pour traiter d’autres maladies. Ainsi, pour plus d’une quinzaine de médicaments dont la chloroquine et son dérivé l’hydroxychloroquine, une certaine efficacité a été observée dans des tests effectués en laboratoire. Comment alors avancer rapidement au bénéfice des patients ? Certains, comme apparemment le président Trump aux Etats-Unis, pensent « que ce serait une honte de ne pas administrer la chloroquine » puisque celle-ci serait protectrice. Il ajoute « il n’y a rien à perdre ». Ne faut-il pas suivre ces remarques d’apparent bon sens ? Peut-on, en situation d’urgence – la pandémie de Covid-19 – s’abstraire des conditions rigoureuses d’évaluation d’une thérapeutique ? Est-il possible de réaliser de tels essais thérapeutiques en urgence ?

De fait, ceux-ci nécessitent un temps assez long compte tenu des étapes incontournables de leur conception à leur réalisation et à l’interprétation des résultats, étapes auxquelles il faut ajouter l’indispensable validation par les autorités réglementaires et éthiques.

Si on peut concevoir que le médecin souhaite agir en conscience, le défaut de connaissance incite à la prudence. Comment sortir de ce dilemme ? Peut-on réduire l’espace de contradiction entre agir et connaître ? Il est en pratique possible de gagner beaucoup de temps. On a observé ces dernières semaines la mise en place très rapide d’essais thérapeutiques contrôlés avec tirage au sort. Ainsi, l’étude « Discovery », soutenue par l’INSERM, teste en Europe dans plusieurs hôpitaux quatre thérapeutiques potentielles en incluant dans l’essai 3200 patients. Les premiers résultats devraient être disponibles dans les semaines à venir. Cela est remarquable et démontre que l’argument de l’urgence ne peut être retenu contre une exigence d’approche scientifique rigoureuse. De très nombreux autres essais fondés sur le même principe sont en cours dans le monde.

On peut concevoir que le tirage au sort soit vécu dans le contexte actuel comme inconfortable, tant par le patient que le médecin. Cette difficulté peut être en partie résolue par le recours à des essais testant plusieurs hypothèses thérapeutiques si bien que seulement une faible fraction des patients (1/5 dans l’essai Discovery) ne reçoit aucun traitement, en dehors bien sûr des soins appropriés à l’état du patient. Il est également possible d’inclure un plus grand nombre de patients dans le groupe recevant le médicament à tester que dans le groupe contrôle. Surtout, l’utilisation des probabilités conditionnelles permet aujourd’hui de construire des essais qui comportent des étapes intermédiaires d’adaptation à des moments prévus à l’avance. Cela réduit d’autant le risque de perte de chance (ne pas recevoir un traitement efficace ou recevoir un traitement qui comporte des effets indésirables de façon excessive).

A contrario, recommander sur la base d’études non contrôlées, susceptibles de comporter des biais de population ou de critères d’évaluation, expose à une série d’inconvénients. C’est le cas de figure observé en France et aux Etats-Unis avec la proposition d’utilisation de la chloroquine pour bloquer la réplication du virus, fondée sur des données fragiles et contestables mais qui ont reçu un fort écho médiatique et politique. L’absence initiale d’une étude contrôlée a fait paradoxalement prendre du retard dans l’évaluation de ce médicament puisqu’il faudra attendre le résultat des études en cours. On ne peut exclure de plus qu’une large utilisation de ce médicament provoque un excès d’évènements indésirables dont certains pourraient être propres aux patients atteints du Covid-19. On a aussi remarqué que cette publicité en faveur de la chloroquine induit chez certains patients une attitude de refus de participer aux études en cours, ce qui de ce fait retarde d’autant la réalisation des études cliniques.

A ces inconvénients immédiats se surajoute un risque de « jurisprudence ». Si l’on accepte en effet de déroger une fois à la règle de validation d’un médicament (en termes d’efficacité et de sécurité) avant d’en recommander l’utilisation, rien ne s’oppose qu’il en soit de même à nouveau dans des conditions de fortes pressions sociétales. On peut ainsi envisager qu’une annonce non validée de la mise au point d’un vaccin contre ce virus provoque un engouement injustifié et potentiellement dangereux.

Aussi difficile et frustrante que soit la confrontation du médecin dépourvu d’arme thérapeutique efficace avec un patient en danger, cette situation ne peut être au mieux résolue que par la mise en œuvre rapide – la démonstration de faisabilité vient d’en être accomplie – d’une approche scientifique rigoureuse. Il n’y a pas d’alternative, il est de la responsabilité des scientifiques et des soignants de l’expliquer aux dirigeants politiques et au public pour préserver l’intégrité scientifique et in fine la confiance en la pratique médicale.

Pr Alain Fischer
Chaire de Médecine expérimentale