Chercheuse au Centre interdisciplinaire de recherche en biologie (CIRB) du Collège de France, Isabelle Brunet travaille, avec son équipe, sur un projet innovant qui vise à proposer une nouvelle stratégie thérapeutique pour traiter les neuropathies périphériques chimiquement induites pour lesquelles il n’existe encore aucun traitement. Présentation de ce projet de recherche mené avec le soutien de la Fondation du Collège de France et du Fonds Saint-Michel.

Qu’est-ce qu’une neuropathie périphérique ?

Les nerfs périphériques assurent la connexion permanente entre le cerveau et le reste du corps. Ces nerfs sont vascularisés par des vaisseaux sanguins qui fournissent l’oxygène et les nutriments nécessaires à leur bon fonctionnement, constituant le système vasculaire intra-neural (INV). Ces vaisseaux possèdent une propriété dite de « barrière » car ils contrôlent finement le passage de molécules (comme des toxines) du sang vers le nerf. Dans le cas des neuropathies périphériques chimiquement induites, les nerfs et leurs vaisseaux sont abimés.

Les neuropathies périphériques peuvent être associées à différentes maladies telles que le diabète sucré ou des cancers mais aussi à des traitements, notamment la chimiothérapie ou le traitement contre le VIH. Il s’agit alors de neuropathies chimiquement induites. Elles peuvent causer une perte de sensation au toucher, de la sensibilité au chaud et au froid, une douleur paradoxale ou une hypersensibilité. Généralement localisés au niveau des pieds et des mains, mais pouvant s’étendre à tout l’organisme, ces symptômes sont très invalidants car il devient alors difficile de saisir des objets ou de marcher à cause, notamment, d’un manque de coordination et d’un engourdissement. Ces symptômes sont en outre associés à des douleurs dites « neuropathiques » très difficiles à soulager et peuvent parfois entraîner une amputation des membres lorsque les dommages sont vraiment avancés.  L’absence totale de solution thérapeutique à ce jour reflète une compréhension incomplète des mécanismes pathogènes des neuropathies périphériques. Il y a donc un besoin urgent d’une meilleure connaissance de cette maladie pour élaborer des options de diagnostics et de thérapies.

En particulier, la neuropathie périphérique induite par la chimiothérapie (NPCI) est un effet secondaire courant de plusieurs agents anticancéreux, comme les dérivés du platine. Cet effet secondaire compromet gravement la qualité de vie des patients, limite le dosage du traitement et conduit ainsi à des modifications ou à son arrêt avec des risques associés sur l’évolution clinique de la maladie. Parmi les composés utilisés, l’oxaliplatine (couramment utilisée dans le traitement de plusieurs tumeurs solides) induit chez presque tous les patients une neurotoxicité aiguë, qui peut apparaître dès la première injection, et une neuropathie sensorielle axonale chronique cumulative.
Si environ 40% des patients recevant du cisplatine ou du paclitaxel développent une NPCI, ce pourcentage atteint 80% des patients sous traitement à l’oxaliplatine. Pourtant, aucun traitement contre cette neuropathie n’est encore disponible. Notre étude pourrait donc avoir un impact réel sur la santé publique car si nous pouvons empêcher le développement de neuropathies, les patients pourront poursuivre leur traitement, et cela pourra également avoir un impact considérable sur leur qualité de vie.

Cibler la vascularisation des nerfs périphériques comme nouvelle stratégie thérapeutique

Les neuropathies périphériques sont des maladies qui résultent de lésions à la fois des fibres nerveuses et du système vasculaire intra-neural. Notre hypothèse est que le maintien de l’intégrité de la vascularisation nerveuse retarderait voire empêcherait l’apparition de neuropathies périphériques qui ont une composante vasculaire.

Puisque l’oxaliplatine est administrée dans le système sanguin, nous avons tout d’abord déterminé que la survenue de la neuropathie s’effectue alors que la vascularisation du nerf est encore parfaitement normale, et ce malgré la phase aigüe de la maladie. C’est une information cruciale car cela signifie que ce sont les propriétés de perméabilité des vaisseaux du nerf qui sont la piste à suivre : elles permettent à l’oxaliplatine de traverser la barrière sang-nerf provoquant alors un déséquilibre homéostatique, des anomalies de la conduction nerveuse et une dégénérescence nerveuse. Sur cette base, nous pensons que bloquer spécifiquement le passage de cette molécule, en ciblant par exemple les protéines permettant son transport, permettrait de limiter les dommages neuronaux. Il pourrait s’avérer crucial de stabiliser et de préserver la vascularisation des nerfs périphériques pour limiter les lésions à l’origine des neuropathies.

Nous avons donc établi la carte d’identité moléculaire de ces vaisseaux des nerfs afin de déterminer pourquoi ils présentaient cette susceptibilité particulière à l’oxaliplatine et avons trouvé un enrichissement en transporteurs. Ceux-ci constituent des cibles de choix que nous étudions aujourd’hui avec l’aide du chef de service de pharmacologie de l’Hôpital Necker et la faculté de Pharmacologie. Cette stratégie est renforcée par des publications récentes indiquant que les vaisseaux de notre corps n’ont pas tous le même degré de perméabilité : si les vaisseaux du cerveau forment une barrière très imperméable, ceux de l’intestin sont à l’inverse perméables, tandis que l’INV présente un niveau de perméabilité intermédiaire et spécifique. Ces différences de perméabilité, ainsi que le fait que les lésions soient restreintes aux pieds et aux mains, permettent d’envisager soit un traitement préventif local, soit une modulation de l’entrée de l’oxaliplatine dans les vaisseaux des nerfs tout en maintenant un effet curatif intact de la molécule dans la tumeur solide. Nous évaluons à l’heure actuelle ces aspects avec des cliniciens des Hôpitaux universitaires Saint-Louis Lariboisière.

Ce projet innovant nous semble primordial. Il pourrait avoir des répercussions importantes en médecine, en pharmacologie et en thérapeutique, principaux domaines d’application qui pourraient être influencés par nos découvertes, mais surtout dans l’amélioration des conditions de vie des patients.

Isabelle Brunet