Créée en 2017, la bourse Anna Caroppo – Fondation du Collège de France a pour ambition d’accompagner de jeunes chercheuses dans leur carrière scientifique en leur permettant, pendant une année, de poursuivre leur formation par la recherche au sein du Collège de France. Rencontre avec Martina Weingärtner, lauréate 2020, qui, aux côtés du Pr Thomas Römer (chaire Milieux bibliques), s’intéresse aux représentations de la douleur dans la Bible hébraïque à travers une lecture anthropologique et philosophique.

Pouvez-vous vous présenter ?

J’ai fait des études de théologie en Allemagne aux universités d’Erlangen, d’Heidelberg et de Berlin pendant lesquelles je me suis spécialisée dans les recherches sur la Bible hébraïque, fascinée par cette langue métaphorique et ces récits denses et captivants. Pour ma thèse de doctorat à l’université de Coblence, j’ai analysé parmi les récits patriarcaux l’histoire de Jacob et Ésaü, figures fondatrices qui deviennent des figures symboliques, en me référant, pour la méthode et l’herméneutique, à l’œuvre du philosophe Paul Ricœur. Pour comprendre les textes d’une manière anthropologique, une exégète doit s’exposer au conflit des interprétations, c’est-à-dire mettre en dialogue par exemple l’exégèse historico-critique avec des approches linguistiques ou sociologiques, la théologie avec la philosophie. J’ai approfondi cette perspective de dialogue et d’interdisciplinarité comme assistante scientifique enseignant à l’université d’Augsbourg et comme Alumni du Fonds Ricœur à Paris. Je me suis aussi intéressée aux recherches francophones et à la perception autant qu’à la réception des études bibliques en France.

Comment en êtes-vous venue à vous intéresser à la douleur dans la Bible hébraïque ?

Alors que je travaillais sur des projets d’anthropologie historique, notamment la symbolique des vêtements et de la culture alimentaire, je me suis intéressée à l’homme en relation à son corps ainsi qu’aux représentations symboliques du corps dans le temps. Pendant un colloque à l’Université de Coblence en 2018 autour de la douleur dans les textes (post-)bibliques, j’ai eu le sentiment que ce thème était plutôt négligé en exégèse biblique. Il existe bien-sûr des études qui s’intéressent à ce phénomène. La figure de Job notamment est très connue, elle offre l’image d’un juste souffrant. Mais la souffrance équivaut-elle à la douleur ? S’agit-il du même phénomène ? Des prophètes comme Jérémie parlent d’une douleur incessante et d’une blessure incurable dans leurs paroles de jugement et de salut. Quelle est la fonction et l’idéologie qui s’expriment dans ce genre de discours avec ce motif ? Une autre perspective s’impose dans les Psaumes, textes qui représentent assez souvent des expériences douloureuses. Comment peut-on penser la relation entre une expérience si individuelle et ces genres littéraires d‘expression collective ? Guidée par ces questions, j’ai découvert une grande richesse et une grande variété de « la » douleur dans les textes bibliques.

Vous avez entrepris de « cartographier » la douleur dans le texte biblique, en quoi cela consiste-t-il ? Quel est le but poursuivi ?

Quand nous parlons de « la » douleur dans « la » Bible hébraïque, il faut bien différencier les contextes.

La douleur comme expérience existentielle et individuelle n’existe que par ses manifestations verbales ou corporelles. Dès que nous étudions ces manifestations, soit dans les textes soit dans les images, nous percevons une expression de la douleur plus concrète qui est toujours influencée par les circonstances culturelles, sociales et idéologiques. Rattachée au corps, l’expérience de la douleur est probablement universelle, mais ses représentations et ses évaluations changent d‘une époque à l’autre et d’une culture à l‘autre.

C’est un défi similaire de parler d’une conception de la douleur par rapport aux textes bibliques : il n’y a que peu de mots explicites pour la douleur mais, en même temps, il y a de nombreux textes qui parlent du phénomène de douleur sans le nommer explicitement. De plus, les textes bibliques présentent une telle pluriformité des genres et des discours : les psaumes, les textes juridiques, les petits proverbes ou les grands récits mythiques. Dans tous ces discours, le thème de la douleur se manifeste d’une façon particulière et remplit des fonctions différentes.

La cartographie de la douleur est donc une tentative de mieux appréhender ce matériel divers. L’analyse vise à créer un tableau de la douleur, de ses fonctions et de ses significations plus précis et différencié au-delà des dualités trop simples — comme par exemple la réduction à une réaction neuronale ou à des mystifications d’une doctrine morale.

 Le sujet de la douleur intéresse également l’anthropologie historique et la philosophie. Pourquoi selon vous est-elle aussi centrale ?  

Le but de l’anthropologie historique comme de la philosophie est de se demander : « Qu’est-ce que l’homme ? » Pour moi, la raison principale pour laquelle la douleur est aussi centrale se trouve dans la tension entre son caractère indicible, incommunicable, et en même temps le besoin existentiel de la communiquer. Par son caractère individuel et autoréflexif, la douleur n’est pas un objet saisissable, mais l’homme est conscient de ses souffrances et ressent le besoin de s’exprimer.

La recherche diachronique essaye de répondre à cette question par l’interprétation des témoignages ou concepts existants : des textes, des figures iconographiques, des pratiques… Cette interprétation se déroule comme une traduction d’une langue à l’autre mais d’une époque à l’autre. La douleur comme phénomène corporel demande un niveau de traduction supplémentaire : de l’expérience individuelle aux pratiques collectives, c’est-à-dire du corps individuel au corps collectif. Par cette relation, nous touchons également une dimension éthico-politique parce que les perceptions collectives de la douleur révèlent implicitement des évaluations et des normes.

Dans ces textes, la douleur est-elle un fait inévitable ou une existence maudite ? Ou bien un fait imposé, sous forme de punition, de torture ou dans un contexte rituel ? A-t-elle toujours un sens, une fonction ou une causalité ? Ou n’est-ce pas l’idée d’une douleur superflue ? Toutes ces tentatives de trouver une signification et un sens à la douleur prennent encore plus d’importance en anthropologie lorsqu’on s’intéresse à l‘homme souffrant, si difficile à saisir.

Que va vous apporter cette année de recherche au Collège de France ?

Travailler au Collège de France offre une grande chance pour mes recherches et je remercie chaleureusement la Fondation du Collège de France de m’avoir attribué la bourse Anna Caroppo. Au début d’un projet nouveau, c’est vraiment important de se retrouver dans des conditions rassurantes et stimulantes. La localisation du Collège de France en plein cœur de Paris et d’une vie académique riche est une belle opportunité. D’un côté, elle me donne la possibilité de profiter des bibliothèques spécialisées, notamment du Pôle Anthropologie et du Pôle Proche-Orient Ancien. De l’autre côté, j’ai la chance de pouvoir dialoguer avec des disciplines diverses, regroupées au sein de l’Institut des civilisations, et avec des experts très renommés dans leur domaine. Étant rattachée à la chaire « Milieux bibliques » – et je voudrais également remercier le Pr Thomas Römer pour sa proposition et ses encouragements, de même que Hervé Gonzalez pour son soutien – j’apprends au quotidien aux côtés de chercheurs excellents à l’avant-garde des discours actuels en études bibliques.

Propos recueillis par Léna Boukili