Préalablement à toute réflexion de nature européenne, il me semble intéressant de distinguer « Europe » et « Union européenne ». En effet, le rayonnement culturel européen des sciences, de la littérature, de la philosophie et des arts, au sein du continent, ou au-delà, n’a pas attendu pour se manifester pendant plus de deux millénaires, le Traité de Rome (1957) et les suivants qui construisent, par étapes, au XXème siècle, la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), la Communauté économique européenne (CEE), puis l’Union européenne.

L’Antiquité grecque, l’Empire romain, ou bien plus tard la Renaissance italienne, ou le siècle des Lumières, ont fondé l’Europe. « On demandait à Socrate de quel pays il était », écrit Cicéron. « Du monde » répondit Socrate » [1]. Il est étonnant de se souvenir que pendant des siècles les intellectuels voyagent à travers l’Europe : Thomas d’Aquin étudie à Paris. Érasme séjourne en Angleterre, en Italie, en Belgique, en Suisse, en Allemagne. Son contemporain Léonard de Vinci passe les trois dernières années de sa vie à Paris, à l’invitation du Roi François Ier, ce même roi qui fonde le Collège de France. Pas à pas les rencontres portent leurs fruits, les pensées respectives de ces intellectuels se précisent, s’inspirent, se nourrissent et mûrissent. Descartes séjourne en Hollande, au Danemark et en Allemagne. Même Kant, depuis son point de vue austère, fidèle à Königsberg, parvient à connaître tout ce qui se passe et se dit en Europe. C’est le philosophe le plus sédentaire qui sera à l’origine du concept de « droit cosmopolitique » : il s’agit d’examiner la question de l’individu, en tant qu’il est citoyen, dans sa dimension politique de relation aux autres hommes, dans sa relation au monde en tant qu’il appartient à la même Terre, « par quoi l’on entend la Terre habitable » dit Kant[2]. Les travaux de Kant correspondent aussi à la période au cours de laquelle Johann von Herder publie Les Lettres pour l’avancement de l’humanité (entre 1795 et 1797). Plusieurs philosophes allemands séjournent en Suisse. Nietzsche écrit ses plus grandes œuvres dans le petit village de Sils Maria au bord des lacs de la vallée de l’Engadine, aux confins de la Suisse, de l’Italie et de l’Autriche. Les philosophes politiques italien (Machiavel), français (Bodin), et anglais (Hobbes et Locke) seront des théoriciens de l’État. C’est bien l’Europe qui est à l’origine de l’État nation. Hobbes voyage en Italie, en Allemagne et habite à Paris. Léon Tolstoï séjourne en France, en Suisse, en Allemagne, à Rome et à Londres. Le poète et écrivain autrichien Rilke étudie à Munich, et séjournera dans de nombreux pays européens, y compris en France. Le français est la langue des échanges et des Traités internationaux dès le début du XVIIIème siècle et fut la langue de la diplomatie tout au long du XIXème siècle.
Cette Europe-là a résisté à des pandémies autrement plus meurtrières, et même à l’impensable des Première et Seconde Guerres mondiales au XXème siècle. L’Europe résistera à la pandémie qui la traverse actuellement, et poursuivra son chemin dans l’Histoire, précisément grâce à son histoire, qui lui procurera toute sa force et un nouvel élan.

C’est l’Union européenne (UE), de constitution récente, qui s’avère vulnérable dans le contexte de la pandémie. D’autant qu’au moment où elle est heurtée de plein fouet, l’UE est déstabilisée par le Brexit, par ses dissensions relatives aux politiques migratoires, ou plutôt à leur absence. L’élargissement de l’Union européenne qui passe de 6 États membres en 1958 à 28 États membres en 2013, soit en 55 ans, a pu fragiliser, plutôt que renforcer, sa gouvernance, sa présence et sa prise de position sur les grands enjeux mondiaux. Le passage d’une Europe à vocation économique à une Europe à vocation aussi politique, d’après le Traité de Lisbonne de 2007 qui institue un Haut Représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité de l’UE, a pu également fragiliser l’UE en affichant une fonction difficile à tenir au sein d’une communauté d’États arrimés à leur souveraineté prenant des positions politiques internationales en rang dispersé, même si parfois la situation en question le justifie.

La pandémie actuelle met au défi ses États membres tout à la fois de se montrer efficaces à la contrôler et à en limiter les impacts sanitaires, socio-économiques et financiers, mais aussi éthiques, si pour tenir la barre ou dans un mouvement de sauve-qui-peut, des valeurs partagées devaient être piétinées, notamment démocratiques ; autant de dimensions qui menacent l’édifice de chavirer, du fait du renoncement aux valeurs reconnues comme fondamentales, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Union européenne. La question est d’autant plus délicate pour l’Union européenne, que de tout temps, la santé des populations relève du principe de subsidiarité, c’est-à-dire d’une compétence directe des États.

Dans ce contexte il nous semble capital de sauver trois missions fondamentales de l’Union européenne et d’agir dans ce sens, non seulement parce que les évolutions du monde en appellent à la responsabilité politique de l’Union européenne, mais aussi parce que ces actions peuvent consolider l’Union européenne, la rassembler, la réunir, politiquement, et pourraient lui être vitales. Les trois missions ont pour toile de fond la vocation de paix et celle du respect de la dignité et des droits humains. Ces trois missions de l’UE nous semblent pouvoir constituer un socle commun de l’UE, si l’on ne confond pas la politique migratoire et la protection internationale, si ces deux notions ou mouvements ne sont pas assimilés.

  1. Le droit d’asile ou la Protection internationale

Plusieurs textes régissent le droit d’asile, c’est-à-dire l’éligibilité d’une personne à un statut de réfugié, c’est-à-dire à sa protection par un État tiers : la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés, modifiée par le protocole de 1967, est la référence à l’origine ; les articles 6 et 7 Statut du Haut-Commissariat pour les Réfugiés des Nations unies ; de nombreux textes européens définissent l’éligibilité à la protection de l’un des États membres de l’UE : retenons plus spécifiquement la Directive « Qualification » du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 et la Directive du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale. Une agence de l’UE, basée à Malte, l’European Asylum Support Office (EASO), fondée en 2010, apporte son appui technique à l’ensemble des États membres de l’UE dans le domaine du droit d’asile, du bénéfice de la protection subsidiaire, ou du statut de réfugié, tout en partageant les expériences institutionnelles et la jurisprudence des membres de l’UE.
Ce qu’il faut supprimer de manière impérative et urgente c’est le Règlement de Dublin qui a prouvé l’injustice de son application entre les États membres de l’UE, faisant reposer la « charge » de la demande d’asile aux États de premier accueil sur les rives européennes de la mer Méditerranée, du fait de leur seule géographie (Grèce, Italie, Espagne), sans réelle politique de répartition, surtout sans même un intérêt quel qu’il soit, de la part des autres États membres, plus riches pourtant, à partager le « flux ». Les conséquences de cet abandon des États du sud de l’Europe sont graves du point de vue politique à bien des égards, pas seulement du fait de la montée de l’extrême droite comme résultat. Cet abandon est l’une des expressions de la faillibilité de l’Union européenne en tant qu’institution, et de son infidélité à ses objectifs premiers.

En outre l’Union européenne et l’Europe tout entière ont été abandonnées par le reste du monde sur cette question : les demandeurs d’asile qui arrivent en Europe proviennent de zones de conflits armés qui se déroulent en Asie centrale, au Moyen Orient, dans la Corne de l’Afrique ou ailleurs en Afrique, où les États-Unis sont partie prenante. Le droit d’asile est une affaire mondiale, pas seulement européenne. La discussion politique et la répartition de la demande de protection internationale relèvent de la responsabilité égale des États-Unis en tant que pays membre du G7. L’Union européenne s’est divisée sur la question de l’asile, au lieu de faire bloc en se tournant vers les États-Unis. L’erreur est d’avoir pensé le phénomène en termes de proximités géographiques plutôt que de géopolitiques plus larges à l’échelle mondiale. Par ailleurs la question de la protection internationale doit être distinguée de celle de la politique migratoire. Le droit d’asile est spécifique et ne peut être confondu. La France et les autres États membres de l’UE doivent continuer d’accueillir et insérer les ressortissants de pays éligibles à leur protection, en dépit des crises qui l’attendent, en dépit de l’épidémie de la Covid-19, ainsi que nous le développons dans un article dédié à partir de l’étude de la situation en France pendant l’état d’urgence sanitaire[3]. Car en pleine pandémie, les conflits armés se poursuivent, ainsi que le déplorent le Secrétaire général des Nations Unies et de nombreuses associations dont International Crisis Group (ICG) qui n’a cessé d’informer, d’analyser, et de communiquer sur les évolutions des conflits en divers lieux sur la planète depuis plus de vingt ans[4].

  1. Le respect du Droit humanitaire international

Plus d’une centaine de médecins assassinés en Syrie, des hôpitaux sciemment bombardés, les populations civiles, les infirmiers et les postes de santé dévastés, les médecins et les soignants ne parviennent plus à porter secours aux blessés des conflits armés, quels que soient leurs appartenances politiques : c’est ce que le Comité international de la Croix Rouge, le CICR (Suisse) résume en parlant de « Health care in danger »[5]. Le droit humanitaire international existe-t-il encore ? Comment continuer de faire appliquer les Conventions de Genève de 1949 et leur Premier protocole additionnel de 1977 ? L’Union européenne n’a pas dit son dernier mot à ce propos. Demander, faire respecter « les couloirs humanitaires », pouvoir circuler et soigner en paix sur toute l’étendue des territoires en zone de conflits, c’est un devoir politique, juridique et moral pour l’Union européenne et pour le monde entier.
Comment nos politiques, nos institutions peuvent-elles, en toute impunité, laisser tuer celui-là même qui peut sauver, que les auteurs de ces crimes soient étatiques ou non-étatiques ? Comment peuvent-ils s’acharner à détruire le soignant, le centre de santé, l’ambulance ou le stock de médicaments ? Que signifient ces actes d’une violence poussée à l’extrême qui dissuadent les médecins et leurs équipes de revenir dans ces régions pour au moins une génération, entretenant le désert sanitaire, comme nous l’observons par exemple dans le Sahel ?

  1. La Solidarité et la coopération internationale

La coopération internationale de l’Union européenne a suivi le cours de deux aspects de son histoire :

  1. La colonisation : aujourd’hui encore l’appui technique et les financements de l’aide au développement du Royaume Uni, de la France, de la Belgique, de l’Allemagne (dépossédée pourtant de ses anciennes colonies par la Société des Nations), vont en priorité et respectivement à leurs anciennes colonies. Soixante ans après les indépendances africaines l’aide au développement reste fidèle à son histoire coloniale…
  2. La création du Fonds européen de développement (FED) par le Traité de Rome pour aider les pays africains (toujours colonisés à l’époque), en vue de leur apporter une aide technique et financière. Le FED reste aujourd’hui l’instrument principal, en volume de financement de la coopération au développement de l’Union européenne. Il est administré par la Commission européenne à l’ensemble des États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP). Le montant du 11ème FED sur la période 2014-2020 est de 30,506 milliards d’euros. D’autres instruments de coopération régissent l’aide au développement de la Commission européenne en direction des autres régions du monde.

Dans le contexte de leur propre riposte à la pandémie de coronavirus et aux décours, la Commission européenne et chacun des États membres de l’UE, sont mis au défi de maintenir leurs financements d’aide extérieure. La Commission européenne a annoncé octroyer le montant de 15 milliards d’euros aux pays les plus vulnérables souffrant de la pandémie. Il semble que ces financements consistent sur le terrain des pays bénéficiaires, en des réaménagements d’appuis existants plutôt qu’en une aide additionnelle. Or la marge de manœuvre pour redistribuer l’aide existante est limitée dans des régions où se conjuguent plusieurs épidémies (paludisme, sida, tuberculose, ébola, choléra, covid-19 …), une mortalité maternelle élevée d’adolescentes de plus en plus jeunes et nombreuses à accoucher, des catastrophes naturelles, une période électorale, le manque d’eau, le réchauffement climatique, la période de soudure pour les agriculteurs, etc.
Dans tous les cas une réduction des montants de la coopération, que ce soit des États membres, ou de la Commission européenne, serait une erreur stratégique tant les enjeux de la pandémie sont interconnectés. Se montrer pingre serait un mauvais calcul au sens propre et au sens figuré. La réponse doit être globale et en phase. La simultanéité de la force de frappe est capitale. L’UE doit donc en même temps, et très vite, riposter sur sa géographie et contribuer à la riposte des pays qui ne le pourraient pas, ou insuffisamment par eux-mêmes.
En réalité ce que l’UE va devoir changer, et la France peut user de son influence dans ce sens car elle finance à elle seule 1/5ème du FED, c’est d’accroître sa volonté politique en faveur du secteur de la santé et de l’appui des systèmes de santé des pays pauvres, dans l’immédiat et sur le long terme. C’est-à-dire accroître en urgence les financements de l’Agence humanitaire de la Commission européenne, European Commission Humanitarian Office (ECHO)[6], tout en planifiant une augmentation du pourcentage alloué au secteur de la santé lors de la programmation (en cours) du 12ème FED.

De par leur histoire, et de par leur proximité géographique avec le Moyen Orient, avec le continent africain, mais aussi avec les organisations internationales à Genève, les acteurs européens disposent d’un atout considérable : des connaissances et des savoirs, que les acteurs d’autres régions du monde, publics ou privés, n’ont pas.
Que veut dire « connaître » dans le contexte qui nous intéresse aujourd’hui et pour l’avenir ? Il ne s’agit pas seulement de multiplier les savoirs ou de produire de la science, ce que l’homme contemporain sait faire. Il s’agit, à partir de ces savoirs, mais pas seulement, de réunir les conditions du « voir venir », les conditions de possibilité de penser de manière prospective dans toute la mesure du possible, car l’homme ne maîtrisera jamais les imprévus et vivra toujours aussi mal l’incertitude. Ce qui est son moteur par ailleurs.

Alors que Jacques Derrida réagit à l’occasion des attentats contre les « Twin Towers » le 11 septembre 2001, le philosophe nous avait prévenus : non, ce n’était pas seulement les symboles des pouvoirs politique, capitaliste et militaire qui ont été atteints par les attentats, « no it was not only that, but perhaps, especially, through all that, the conceptual, semantic, and one could even say hermeutic apparatus that might have allowed one to see coming, to comprehend, interpret, speak of, and name « September 11 »- and in so doing to neutralise the traumatism and come to terms with it through a « work mourning »[7]. C’était notre capacité à anticiper et pouvoir voir ce qui se prépare d’encore pire peut-être. Derrida à l’époque a en tête la menace nucléaire possible à venir ou la cyber attaque, « some disruptive element to paralyze the economic, military, and political resources of an entire country or continent »[8]. Si Derrida a cette menace à l’esprit, et non une pandémie, il nous semble que son propos s’applique tout à fait, et encore, presque vingt ans plus tard, au choc que nous traversons.
Avec peut-être une question en plus aujourd’hui : la difficulté réside dans le fait qu’aucune des autorités politiques occidentales, prévenues pourtant de la menace pandémique, n’a réagi à temps. C’est cette inertie politique qui doit nous interroger : qu’est-ce qui fait que pour la première fois dans l’histoire des États-Unis, un président américain est resté sourd aux alertes réitérées de ses services de Renseignement, de ses Académies, et des meilleurs épidémiologistes du monde ?[9]

La connaissance, au sens où nous venons de le préciser, guide des stratégies plus pertinentes, ainsi que des hypothèses de recherche mieux informées, que celles qui peuvent être élaborées lorsqu’on navigue à vue. L’Union européenne et ses États membres ont donc une responsabilité internationale à cet égard. Nous sommes convaincus que par ses fondements historiques, sa connaissance de l’intérieur de terrains géographiques très étendus, son réseau diplomatique, de chercheurs et d’enseignants, l’Union européenne, et a fortiori l’Europe, ont un rôle décisif à jouer dans les années et décennies qui viennent… Qu’elle s’en empare ! Pour le meilleur.

Pr Dominique Kerouedan
Chaire Savoirs contre pauvreté (2012-2013)

 

 

[1] L’exil, Les Tusculanes XXXVII. Pléiade, p. 400

[2] Cité par Y-C. Zarka, dans Refonder le cosmopolitisme, éditions PUF, p. 36 (extrait de la Métaphysique des mœurs, Doctrine du droit, I, 2, paragraphe 12)

[3] D. Kerouedan. La demande d’asile dans le contexte de l’état d’urgence sanitaire en période d’épidémie de Covid-19 en France, Alternatives Humanitaires, le 20 juin 2020.
http://alternatives-humanitaires.org/fr/2020/06/17/la-demande-dasile-dans-le-contexte-de-letat-durgence-sanitaire-en-periode-depidemie-de-covid-19-en-france/

[4] https://www.crisisgroup.org/

[5] https://healthcareindanger.org/fr/

[6] https://ec.europa.eu/echo/index_fr

[7] G. Borradori. Philosophy in a time of Terror. Dialogues with Jürgen Habermas and Jacques Derrida. The University of Chicago Press, 2003. p. 94

[8] G. Borradori. Philosophy in a time of Terror. Dialogues with Jürgen Habermas and Jacques Derrida. The University of Chicago Press, 2003. p. 97 et 101

[9] D. Kerouedan. La pandémie de Covid-19 : les enjeux et les solutions se situent bien au-delà de l’épidémiologie et de la santé publique. RAMSES. Publication de l’Institut français des relations internationales (IFRI), à paraître en septembre 2020.