Vendredi saint, 8 avril 1300, nuit. Dante Alighieri entre dans le deuxième cercle de l’enfer. La lumière se tait. Retournés, heurtés, molestés par le tourbillon infernal, qui mugit comme la mer dans la tempête, quand elle est battue par des vents contraires, criant, pleurant, gémissant et blasphémant la vertu divine, paraît la longue ligne des luxurieux châtiés par l’air noir : Sémiramis, Didon, Cléopâtre, Hélène, Achille, Pâris, Tristan, et plus de mille qu’Amour a arrachés à la vie. Sorties de la foule, traversant l’air effroyable, appelées par son cri affectueux, deux âmes fatiguées s’approchent. L’une parle, c’est Francesca da Rimini, l’autre reste silencieux, c’est Paolo Malatesta. Amour, dit-elle, qui a nul aimé d’aimer ne fait grâce et qui en ce lieu même ne l’a pas quittée, les a conduits à une même mort, sous la dague de Gianciotto Malatesta, le mari trompé. Dante, que ce martyr rend triste et pieux à pleurer veut entendre d’elle à quoi et comment Amour leur a permis de connaître les douteux désirs. Francesca acquiesce à la demande, pleurant et parlant à la fois. Noi leggiavamo un giorno per diletto…

Nous lisions un jour par plaisir
de Lancelot comment amour le saisit.
Nous étions seuls et sans aucun soupçon.

Plusieurs fois nos yeux se levèrent
à cette lecture, se décolora notre visage.
Mais un seul passage nous vainquit.

Quand nous lûmes comment le rire désiré
fut baisé par un tel amant,
celui-ci, qui de moi jamais plus ne sera séparé,  

me baisa la bouche tout tremblant.
Galehaut, ce fut le livre, et celui qui l’écrivit.
Ce jour-là nous ne lûmes pas plus avant.

Mais voici un autre poème : Consolation de Logan Pearsall Smith. Déprimé dans le métro (Depressed in Underground), cherchant un réconfort dans la pensée des joies réservées à la vie humaine, et n’en trouvant aucune qui lui paraisse digne d’intérêt, le poète, sur le point de s’extraire de l’enfer souterrain, hésite et s’interroge : Vaut-il la peine de rester jusqu’au bout dans l’ascenseur, et de remonter dans un monde qui n’a rien de moins usé à offrir ?  Quand soudain, il pense à la Lecture, au fin et subtil bonheur de la Lecture, à cette joie que les Ans ne peuvent émousser. C’est assez, pense-t-il, de ce vice raffiné et impuni, de cette égoïste, sereine et durable ivresse (infection), pour retourner à la vie. En 1925, Valery Larbaud reprend la formule pour son anthologie – Ce vice impuni, la lecture.

Le temps du confinement aura multiplié les injonctions à la lecture, en limitant à la fois l’accès au transport souterrain, aux librairies et aux bibliothèques. Ceux qui pouvaient socialement lire, parce qu’ils avaient assez de livres, de temps, d’espace et de santé pour le faire, auront lu, peut-être. Le temps du déconfinement venu, il faut retourner au travail ; pour beaucoup d’urbains, reprendre dans l’autre sens, le lift de Pearsall Smith : redescendre sous terre, revenir en enfer. Médiéviste philosophe confiné sur terre, à la lumière du jour, au moment où je trace ces lignes, vendredi 8 mai 2020, m’importe la véridique réaction de Dante en l’Enfer véritable.

Pendant qu’un des esprits parlait ainsi
l’autre pleurait si fort que de pitié
je défaillis comme si j’allais mourir.
Et je tombai comme tombe un corps mort.

Par sa mise en abyme – Paolo et Francesca « se sentent eux-mêmes » dans le livre qu’ils lisent – le récit du baiser des amants de Gradara est une des plus denses réflexions médiévales sur ce que, à la fin du xixe siècle, le philosophe allemand Theodor Lipps (avec deux ‘p’) a théorisé sous le nom d’empathie (Einfühlung).

L’amour de Paolo et Francesca est la réplique de celui de Lancelot et Guenièvre dans le Lancelot en prose ; leur baiser reproduit celui qu’ils lisent dans le livre. Galehaut est l’ami qui dans le roman arthurien s’entremet pour que la reine accepte l’amour de Lancelot, et lui donne en gage un baiser. Les amants adultères de Dante ont aussi leur médiateur. Leur Galehaut, c’est le livre, et c’est son auteur. De l’un et de l’autre, « Galeotto » devient le nom. Mais un chiasme remarquable ajoute l’inversion des rôles masculin-féminin à ce dédoublement-redoublement. Dans le Lancelot en prose, le chevalier n’ose bouger, et c’est la reine qui l’embrasse ; dans la Commedia, c’est Paolo qui baise la bouche, « le séduisant sourire » de Francesca. Le baiser lui-même change de sens. Dans le Lancelot, c’est un osculum, semblable à un baiser de paix, un geste rituel, signe pratique efficace, faisant ce qu’il signifie, qui scelle un accord. Réactivé dans la lecture, il devient geste érotique, suavium, baiser d’amour. La réaction de Dante elle-même est double : l’intensité des pleurs de Paolo le fait défaillir de pitié, mais cette mort empathique lui évite de sympathiser avec les deux adultères, de prendre part à leur luxure, et d’être, lui-même pour le lecteur de l’Enfer, un troisième « Galehaut ».

La défaillance de Dante n’est pas un phénomène de « burnout » ou de « fatigue empathique », c’est une défense contre la pitié. Le jugement suppose la syncope. La pitié peut être dangereuse, elle eût compromis le Voyage entrepris pour (re)trouver « Béatrice ».

Depuis la découverte des neurones miroirs, et la description de l’« appariement en miroir » (la résonance motrice, le Mirroring), les recherches sur l’empathie ont connu d’extraordinaires développements. Sur la base des neurosciences, on discute aujourd’hui en expert de la distinction et des relations entre l’empathie (empathie), la contagion émotionnelle (emotional contagion), la capacité de s’imaginer à la place de quelqu’un d’autre (in his shoes’ imagining), et la sympathie (sympathy). La réaction de Dante au récit de Francesca, le contenu du récit lui-même s’inscrivent dans plusieurs dispositifs articulant empathie, sympathie, compassion, d’une part, contagion et compassion, de l’autre. La pitié y tient, aujourd’hui, la place du mort. Pas de pitié pour la pitié.

On peut, heureusement, remonter avec les historiens à la section des Problemata du Pseudo-Aristote, consacrée à la συμπάθεια – la compassio dans le latin de Barthélemy de Messine – où la question du bâillement de contagion et celle de la contraction d’un mal par « rapprochement » d’avec le malade encadrent celle du partage de la souffrance par la pensée ou l’esprit. On y apprend que le vecteur des maladies que l’on « attrape » parce qu’on approche du malade, est pour la phtisie comme pour la peste : l’haleine ; pour la gale comme pour la lèpre : le toucher  ; et que la vue, elle, joue sur deux tableaux : l’ophtalmie et le partage de la souffrance.

Parce qu’elle est capacité de prendre part à la souffrance d’autrui par la vue, la compassio est équivoque. La même affection qui rend possible la pitié rend possible la Schadenfreude, la joie au spectacle de la souffrance. Le traité de Beccaria Des délits et des peines, qui, en 1764, porte les pre­miers coups aux supplices barbares, part du pré­supposé que l’agonie du corps ne fait pas seulement souffrir le condamné mais aussi quiconque contemple l’application du châtiment. C’est ce qu’on pourrait appeler le principe de sympathie – qui induit une question âprement disputée chez les philosophes : puis-je souffrir dans un autre corps que le mien ? Au principe de sympathie répond ce que j’appelle le « paradoxe de Veyne », qui impose de distinguer clairement empathie et sympathie : « Les mêmes empereurs chrétiens qui ont réprouvé, puis interdit la gladiature ont aggravé l’atrocité des supplices judi­ciaires – les mêmes fidèles qu’on écartait des spectacles de l’arène pouvaient regarder de tous leurs yeux les supplices des condamnés. » Pas de pitié pour la pitié.

Nombre de philosophes nient aujourd’hui que l’empathie entraîne la sympathie. De fait, contrairement à la sympathie, l’empathie et la capacité de s’imaginer à la place d’autrui n’impliquent pas conceptuellement qu’on cherche à soulager sa détresse. Même s’il existe une corrélation empirique entre l’empathie et la sympathie, les deux phénomènes sont distincts : « l’empathie n’implique pas en soi une impulsion d’aider l’autre ». Comme l’explique Alvin Goldman : « Mirroring and contagion do not ‘constitute a form of altruistic motivation, such as concern to help’, because a ‘motivation to help would require mindreading of the other, attributing to the other a state of distress’. »

L’attribution à autrui d’une capacité de souffrir semblable à la mienne est un premier pas. Mais si l’on veut presser l’allure ? Aller plus vite. Plus droit. Plus fort. L’exil du lépreux et l’arrêt de la peste ne portent pas avec eux le même rêve politique.

Tous les textes écrits à l’encre sympathique ont besoin d’un révélateur. Je lis. J’écris. Je ne vois rien. Il faudrait lire à plusieurs. Sans doute. Chacun une phrase, comme d’aucuns se relayèrent pour lire la Princesse de Clèves devant le Panthéon, spectante populo. Ou mieux : s’effacer dignement.

Mardi 12 mai 2020. Il y aura donc eu un jour d’après le jour d’après. Un « deuxième jour ». Le genre de jour que Dieu lui-même a refusé de bénir (Gn 1, 8). Les ombres glissent, masquées, à bonne distance, devant la statue de Dante, square Michel-Foucault, 11 place Marcelin-Berthelot. En ce moment précis, je lis.

Le banquet annuel des Éventualistes se prolongea — (l’avenir probable de l’Humanité défrayant les conversations) — jusqu’à cette heure du Berger, si douce, toujours, à ces élus de la vie qui se sentent le corps lesté, l’esprit éclectique, le cœur à jamais libre, les convictions éventuelles — et la conscience vacante.

Demain 13 mai, je quitterai, j’espère, et avec d’autres, la table du banquet libéral. Le danger n’est pas la pitié, c’est l’absence de pitié.

Pr Alain de Libera
Chaire d’Histoire de la philosophie médiévale (2013-2019)

 

Pour poursuivre :

  • Anonymes, Lancelot du Lac, texte présenté, trad. et annoté par F. Mosès, préface de M. Zink, Paris, Le Livre de Poche (Lettres gothiques), 1991.
  • Dante Alighieri. La Divine Comédie, trad. littérale avec notes par J.-J. Berthier, O.P., réédition de la version de 1924 sous la dir. de R. Imbach, Paris, Desclée De Brouwer, 2018.
  • La Divine Comédie, trad. et présentation de J. Risset, Paris, Flammarion, GF, 2010.
  • A. Coplan & P. Goldie, Empathy. Philosophical and Psychological Perspectives, Oxford, O.U.P., 2011.
  • B. Delaurenti, La Contagion des émotions. ‘Compassio’, une énigme médiévale, Paris, Classiques Garnier, 2016.
  • M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.
  • V. Larbaud, Ce vice impuni, la lecture, éd. de 1936, revue et complétée de Pages retrouvéesen 1998 par B. Mousli, Paris, Gallimard, 1998.
  • A. Robert, «  Contagion morale et transmission des maladies : histoire d’un chiasme (xiiie-xixe siècles) », Tracés, 21 (2011), p. 41-60.
  • P. Veyne, « Païens et chrétiens devant la gladiature », Mélanges de l’École française de Rome. Antiquité, t. 111, nº 2. 1999, p. 883-917.
  • A. Villiers de L’Isle-Adam, « Le Banquet des Éventualistes », in La Journée (21 janvier 1886), repris dans Tribulat Bonhomet, Paris, Stock, 1887.