A l’interface de la physique, de la chimie et de l’histoire de l’art, les travaux menés par le Pr Philippe Walter, Directeur du Laboratoire d’Archéologie moléculaire et structurelle (LAMS) et invité sur la chaire Innovation technologique Liliane Bettencourt (2013-2014), s’intéressent aux matériaux présents au cœur des œuvres d’art. Cette discipline, qu’il appelle « art-chimie », permet de répondre à des problématiques aussi diverses que l’expertise d’une œuvre d’art, sa conservation ou encore l’analyse intime du geste créateur de l’artiste. Entretien.

Directeur du Laboratoire d’Archéologie moléculaire et structurelle (LAMS) depuis 2012 et invité sur la chaire Innovation technologique Liliane Bettencourt en 2013-2014, vous menez une science originale qui associe l’art à la chimie. Comment décririez-vous votre champ de recherche ?

L’innovation technologique dans le domaine de la caractérisation physico-chimique des matériaux de l’art permet de mieux comprendre le rôle des matières et des techniques dans les projets menés par les artistes : les résultats obtenus mettent en évidence leurs désirs de trouver de nouvelles approches techniques pour produire des effets nouveaux à partir de savants mélanges de matières.

On ne pense pas assez souvent à associer chimie et histoire de l’art alors que les artistes, et en particulier les peintres, ont de tout temps éprouvé le désir de connaître la nature et les propriétés des couleurs qu’ils employaient, préparaient ou faisaient préparer. Ces réflexions se retrouvent dans les traités de peinture les plus anciens, dans les enseignements des Écoles des Beaux-Arts, par exemple par le chimiste et peintre Léonor Mérimée à Paris au tout début du XIXe siècle, ou à travers des collaborations entre artistes et scientifiques, qui peuvent être illustrées par les échanges entre Charles Lock Eastlake et Michael Faraday à Londres au milieu du XIXe siècle ou entre Yves Klein et son marchand de couleurs parisien Édouard Adam un siècle plus tard.

Que nous apprend la chimie sur la création artistique ?

Les artistes ont été très nombreux à se plaindre du fait que la matière picturale ne réagissait pas comme ils le souhaitaient : elle se dégradait bien trop rapidement à la lumière. Ils ont alors incriminé les marchands de couleurs qui leur fournissaient des substances bien peu stables dans le temps. La chimie d’aujourd’hui nous apprend à mieux conserver les œuvres et à développer des protocoles de restauration très performants.

Mais c’est aussi la chimie qui a pu pousser les artistes à employer de nouvelles techniques.  Au début du XVe siècle, la pratique de la peinture à l’huile nécessitait de transformer une huile extraite de noix ou de lin, en un liant rendu encore plus siccatif après une cuisson avec de l’oxyde de plomb. Plus récemment, la peinture acrylique a libéré le geste du peintre de la contrainte du liant complexe à manipuler et lent à sécher.

« L’art-chimie » connait une effervescence depuis une trentaine d’année. Quelles sont les dernières innovations ?

 Ce champ de recherche est interdisciplinaire : il se place entre les sciences humaines et les sciences de la matière et nécessite autant l’étude des œuvres que la lecture des textes. Il conduit aussi à mieux comprendre pourquoi les œuvres se dégradent et à aider à mettre en place des préconisations visant à la conservation de notre Patrimoine. Les dernières innovations sont des techniques d’imagerie scientifique, toujours plus précises, portables pour être employées là où se trouve l’œuvre, ou très résolues spatialement pour permettre l’étude d’échantillons à l’échelle d’un grain du pigment : il devient ainsi possible de comprendre en détail l’ensemble des étapes de réalisation de l’œuvre ainsi que sa dégradation au cours du temps. Muni de telles connaissances nouvelles sur les pratiques des artistes, nous pouvons utiliser davantage ces méthodes pour contribuer à l’expertise des œuvres d’art.

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Figure : Photographies et relevés des traces de couleurs, idole de Pachacamac, musée de Pachacamac, Pérou
L’idole de Pachacamac, oracle du dieu Inca conseillant l’empereur lui-même, est une grande statue de bois que l’on croyait détruite par Hernando Pizarro lors de sa conquête des Andes. Redécouverte en 1938 lors de fouilles sur le site du même nom, situé près de Lima, cet objet que l’on croyait simplement fait de bois est réapparu polychrome grâce à des analyses chimiques réalisées dans le musée avec l’instrument développé Cartix par le LAMS (CNRS/Sorbonne Université) et la NASA.
© Philippe Walter/Marcela Sepulveda/Rommel Angeles/Museo de sitio Pachacamac

Quelle est votre plus belle découverte ?

J’ai eu l’occasion de travailler dans un grand nombre de lieux et sur un grand nombre d’objets magiques, allant de la grotte de Lascaux aux tableaux de Léonard de Vinci et de Raphael, en passant par les tombes peintes de l’Égypte ancienne. Sur tous ces chefs d’œuvre, comme sur des résidus de matières retrouvés dans des récipients anciens servant au maquillage ou au soin, je fais à chaque fois la même découverte, celle de la capacité remarquable de la créativité humaine pour transformer des matières et en faire ce qu’il y a de mieux pour agrémenter son quotidien.

Propos recueillis par Flavie Dubois-Mazeyrie