Alors que la majeure partie de la population de la planète, tous continents confondus, vit désormais plus ou moins confinée dans un effort inédit et désespéré visant à contenir la contagion du « virus chinois », le monde entier se demande avec stupeur « Comment en sommes-nous arrivés là ? ».

Reprenons les faits depuis le début : dès la fin novembre 2019, des cas de contamination par un virus inconnu sont signalés à Wuhan au centre de la Chine. Des médecins, parmi lesquels le Dr Li Wenliang décédé début février 2020 à l’âge de 34 ans du virus aujourd’hui connu sous le nom de Covid-19, tentent de donner l’alerte dès le mois de décembre, mais sont immédiatement sanctionnés par les autorités pour « diffusion de fausses nouvelles portant atteinte à l’harmonie sociale » et réduits au silence. En janvier la nouvelle commence à se répandre que Wuhan, une mégapole industrielle de 11 millions d’habitants (où sont implantées entre autres des usines étrangères, notamment françaises comme Peugeot et Renault), connaît une épidémie sans précédent qui se propage à toute vitesse et cause un nombre alarmant de décès. Les Chinois s’apprêtent alors à fêter leur nouvel an le 25 janvier 2020, avec d’autant plus de faste que c’est l’année du Rat qui inaugure un nouveau cycle.

Il faut savoir que le nouvel an lunaire, la plus grande fête du calendrier chinois qui donne lieu à deux semaines de congés, est l’occasion pour des millions de Chinois, dont un bon nombre de travailleurs migrants, de prendre d’assaut les transports publics pour retourner dans leur localité d’origine, très souvent à l’autre bout du pays, et retrouver leur famille pour de grandes réunions et des repas festifs. A cela s’ajoute un phénomène récent propre aux Chinois quelque peu enrichis qui en profitent pour partir faire du tourisme à l’étranger, dans des zones proches comme l’Asie du sud-est ou plus lointaines comme l’Europe. Or, au moment où les autorités se décident enfin à déclarer l’état d’urgence et à imposer la quarantaine le 23 janvier à 50 millions de personnes à Wuhan et ses environs – mesure spectaculaire et sans précédent – 5 millions d’entre elles sont déjà parties dans toute la Chine, ou égaillées un peu partout dans le monde. Pendant ce temps, l’Organisation mondiale de la santé (en anglais World Health Organisation, que certains affectent maintenant d’appeler Wuhan Health Organisation) assure que la crise est sous le contrôle efficace des autorités chinoises, et il lui aura fallu un certain temps pour finir par déclarer le 11 mars l’état de pandémie mondiale.

Il n’apparaît que trop clairement aujourd’hui que le gouvernement chinois a tout fait pour, dans un premier temps, tenter d’étouffer la diffusion de l’information, tant pour éviter de semer la panique dans la population à la veille du Nouvel an que pour préserver à la face du monde l’image d’une Chine aseptisée et ultra-moderne. Ensuite, quand la dissimulation n’a plus été possible, il s’est agi de minimiser l’ampleur de l’épidémie : le bilan des décès déclarés pour toute la Chine qui tourne officiellement autour de 3 000, semble ridiculement bas, surtout au regard des dizaines de milliers de décès recensés à ce jour en Europe et bientôt aux Etats-Unis, et se trouve de fait remis en question par le nombre autrement plus élevé d’urnes funéraires actuellement remises aux familles à Wuhan. Et maintenant que la situation en Chine est présentée comme étant revenue à une certaine forme de normalité, le discours officiel, relayé par une cohorte de médias à l’international, projette l’image d’un « modèle chinois », d’une Chine exemplaire dans son auto-discipline, son « héroïsme civique » et son esprit de sacrifice qui lui auraient permis, sous la houlette de dirigeants soi-disant inspirés par l’héritage de la lutte armée révolutionnaire, de surmonter la crise en deux mois. Mieux encore : la Chine, à grand renfort de propagande dans les medias internationaux, se vante de venir au secours des autres pays atteints par le virus en leur « donnant » du matériel médical – la vérité est que ce matériel est bien plus souvent vendu au plus offrant, et se révèle dans bien des cas défectueux ou de mauvaise qualité.

Dès lors, une double question se pose : pourquoi cette manie chinoise du contrôle, notamment du contrôle de l’information ? et pourquoi cette discrétion pudique (pour ne pas dire cette omerta) mondialisée concernant la responsabilité de la Chine dans cette pandémie qui, rappelons-le, n’est pas la première – souvenons-nous de l’épidémie de SRAS en 2003 dont la Chine ne semble pas avoir tiré toutes les leçons qui s’imposaient ? La réponse courte est que la Chine, ou plutôt l’Etat-Parti dont elle est le nom, est actuellement devenue une superpuissance sans laquelle l’économie mondiale ne peut plus fonctionner, mais dont la massivité se paie par un contrôle total des moyens d’expression des individus, assuré par une maîtrise des technologies de pointe en matière d’information, de communication et de renseignement. Et tout cela au nom de la pérennité du Parti communiste chinois qui dépend elle-même de la stabilité sociale obtenue à n’importe quel prix, laquelle repose à son tour sur le maintien de la prospérité économique et d’un taux de croissance élevé. Depuis l’écrasement à Pékin des manifestations pacifiques et le massacre de la jeunesse étudiante sur la place Tian’anmen du 4 juin 1989, c’est le pacte implicite imposé à la population chinoise par ses dirigeants qui ont entre temps gagné en un autoritarisme aujourd’hui devenu totalitaire, porté par la montée en puissance économique et militaire du pays.

Ironie du sort : au moment où j’écris ces lignes, il était prévu que je me rende à Pékin pour porter la contradiction dans un colloque consacré à une notion qui a beaucoup agité les esprits ces dernières années : elle se dit en chinois tianxia qui signifie littéralement « (tout ce qui est) sous le ciel » et qui désigne traditionnellement le monde chinois, ou plus exactement la Chine-monde. En effet, à la différence des autres grandes civilisations, la Chine ne s’est pas représentée seulement comme le centre du monde, mais tout simplement comme le monde. On comprendra aisément l’intérêt que représente une telle notion, exhumée de la conception antique et remise au goût du jour, pour les élites intellectuelles non seulement en Chine où elle contribue à sous-tendre et à justifier le vaste projet des « Nouvelles routes de la soie » (ou OBOR, « One Belt, One Road »), mais aussi dans les think tanks mondiaux, en particulier américains, de relations internationales. Manque de chance : la mondialisation à la chinoise que le tianxia est censé évoquer a désormais pris le visage d’une pandémie qui s’est étendue à toute la terre, désormais confinée « sous le ciel » implacable du capitalisme mondial…

Pr Anne Cheng
Chaire d’Histoire intellectuelle de la Chine