Des thermes gréco-romains à la création d’îlots de fraicheur urbaine, en passant par la ville haussmannienne, l’architecture et l’urbanisme, loin d’être étrangers aux questions sanitaires, entretiennent à travers l’histoire un lien étroit avec la santé et l’hygiène des hommes. Quel est l’impact de l’architecture et de l’urbanisme sur la santé des populations ? 

Depuis l’Antiquité, l’implantation et le dessin des villes ont été informés par des préoccupations sanitaires. Les fondateurs des premières cités des mondes méditerranéens et asiatiques, dont les intentions peuvent être reconstituées grâce à quelques textes et surtout grâce aux découvertes des archéologues, étaient conscients des enjeux topographiques et astronomiques et s’efforçaient d’implanter les villes disposant de bonnes ressources en eau et exposées à des vents favorables. Les prescriptions d’Hippocrate avaient une dimension écologique et urbaine.

Ces préoccupations ont persisté jusqu’à nos jours, au travers d’épisodes marquants que reflètent certains projets idéaux, comme celui qu’Albrecht Dürer dessina en 1527 pour une ville sur plan carré, pensée de sorte à ce que les vents écartent les fumées industrielles des quartiers d’habitations. À la fin de l’Ancien Régime, l’insalubrité de Paris, causée entre autres par la présence des cimetières en plein centre de la ville, conduisit l’Académie de Médecine à proposer un assainissement général de la capitale, qui aurait été conjugué avec son embellissement.

La densité de certaines villes des débuts de l’âge industriel, telles que celles décrites par Friedrich Engels, et de grands centres comme Barcelone et Paris, dans lesquelles les îlots d’habitation étaient à la fois mal éclairés et mal ventilés, a contribué tout autant que la misère des populations à leur morbidité et leur mortalité.

Au 19ème siècle, les grandes épidémies de choléra ayant frappé entre autres Londres et Paris conduisirent à des grands travaux menés à la fois en surface, avec les voies nouvelles et les parcs publics, et en sous-sol avec la création des réseaux des égouts. Depuis ce moment, tous les projets d’urbanisme ont été fondés sur des motivations hygiénistes informant le dessin des rues – et conduisant même à leur suppression – et celui des bâtiments et de leurs intérieurs.

Il est vrai en effet que des paramètres comme ceux de la qualité de l’eau et de l’air, et l’orientation des édifices vis-à-vis de la lumière solaire ont un effet déterminant sur la santé de leurs habitant.e.s.

Chaque épidémie a entraîné dans son sillon mortel un bouleversement des espaces urbains. Quels ont été les impacts de la question hygiéniste et sanitaire sur l’architecture moderne du 20ème siècle, héritière des progrès scientifiques et techniques de la révolution industrielle mais également des grandes épidémies du 19ème siècle et du 20ème siècle ?

L’architecture moderne est apparue en même temps que les grandes politiques d’hygiène publiques occidentales, qui ont tenté à partir du début du 20e siècle de réduire l’incidence de l’habitat insalubre. Les théories du Parisien Adolphe Augustin-Rey ont posé dès avant 1914 les principes d’une architecture hygiéniques, qu’illustrent ses immeubles de la rue de Prague pour la Fondation Rothschild. Ses principaux hérauts, tels Le Corbusier et ses confrères fonctionnalistes allemands, ont justifié les pilotis, les toits-terrasses et les façades largement vitrées par l’affirmation que ces dispositifs permettaient une meilleure insolation et une parfaite ventilation, tout en facilitant la vie au grand air.

Dans le même temps, l’idéal de la cité-jardin – un « troisième » paysage cumulant les bénéfices de la ville et de la campagne en effaçant leurs inconvénients – a connu un succès mondial, aboutissant à de premières réalisations en Grande-Bretagne et en Allemagne, et inspirant les grands ensembles d’habitation des années 1920, qui font encore aujourd’hui figure d’alternative viable à la ville dense et malsaine.

Le principe d’une architecture ouverte à la lumière, correctement ventilée et habillée de surfaces lavables, s’est généralisé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

Que reste-t-il de ces principes dans l’architecture et l’urbanisme actuels ?

Les prescriptions hygiéniques du début du 20ème siècle ont été intégrées dans la réglementation de l’urbanisme et de l’habitation, qui prescrit des standards en matière d’orientation, de ventilation et de distribution des édifices et de leurs intérieurs. Je dirais qu’aujourd’hui ces principes ne sont discutés par personne et ont été en quelque sorte assimilés dans la démarche des planificateurs urbains et des architectes, qui ne tirent plus de leur mise en œuvre des arguments justifiant leurs choix formels. Tout en étant incontournables de jure, ils sont cependant mis en cause de facto par les politiques de densification et bien entendu par les opérations spéculatives tendant à exploiter le moindre mètre carré de surface constructive.

Face à la crise sanitaire du Covid-19, aux maladies dues à notre mode de vie moderne mais également au péril écologique, le modèle de la ville est en plein questionnement et les réflexions des architectes et urbanistes s’en voient bousculées. Quels sont les enjeux actuels de l’architecture et de l’urbanisme en matière de santé ?

Les préoccupations climatiques et énergétiques et celle de la durabilité matérielle des édifices semblent aujourd’hui s’imposer. Mais rien ne prouve que l’isolation thermique préconisée à une large échelle n’ait pas des effets toxiques, surtout si elle s’accompagne d’un rétrécissement des ouvertures et d’une généralisation de la ventilation mécanique des locaux. Des solutions alternatives apparaissent cependant, notamment en matière d’urbanisme, où le principe d’une ville aérée, adaptée à la marche, à la bicyclette et aux activités physiques devient l’objet d’un large consensus.

Dès lors, à quoi pourrait ressembler la ville de demain ?

Sauf à imaginer de vastes campagnes d’urbanisation des territoires ruraux, que personne ne se risque à envisager, la ville de demain est pour une large part celle d’aujourd’hui, qui est appelée à être reconstruite sur elle-même et transformée. Mais il n’y a en vérité aucun projet idéal semblable à ceux du mouvement moderne de l’entre-deux-guerres, et guère de consensus sur les principes et les modalités propres à ce processus de transformation. Par ailleurs, les situations locales divergent fondamentalement. Ainsi certaines villes semblent-elles évoluer vers un verdissement et une diminution de leur population, tandis que d’autres, telles que Los Angeles ou Houston aux États-Unis, voient leur paysage pavillonnaire évoluer vers un tissu d’habitations collectives. Des métropoles comme Moscou, où des milliers d’immeubles de cinq niveaux construits dans les années 1960-70 se sont trouvés entourés de véritables forêts, les voient remplacés par des tours de plus de vingt étages, qui créeront un environnement plus oppressant. Seule lueur d’espoir, la pression des citoyens réclamant la réduction des pollutions générées par la circulation automobile, la limitation des emprises bâties et une extension des espaces verts peut pallier cette tendance à la densification.

Propos recueillis par Flavie Dubois-Mazeyrie