Le Pr Antoine Lilti, chaire Histoire des Lumières, XVIIIe-XXIsiècle, donnera sa leçon inaugurale le 8 décembre 2022 au Collège de France. Ses travaux portent sur l’histoire sociale, culturelle et intellectuelle des Lumières. En introduction à son enseignement, il nous donne un aperçu de ses réflexions sur les Lumières et leurs échos dans nos sociétés contemporaines.

Les « Lumières » sont un objet historique familier, mais difficile à définir. Elles désignent d’abord un mouvement intellectuel, inscrit dans l’Europe du XVIIIe siècle, dont les grandes figures sont des écrivains et des philosophes, comme Locke, Voltaire ou Kant, qui combattaient le fanatisme et l’intolérance au nom de la raison et de la liberté.  Historiens et historiennes se sont efforcés, depuis quarante ans, de montrer tout ce que ce mouvement devait au contexte social, économique et politique : la crise des sociétés d’Ancien Régime, l’essor du commerce international et de la consommation, le développement d’un espace public, de nouvelles pratiques de sociabilité et d’un rôle inédit des femmes dans la vie intellectuelle. Ils ont aussi insisté sur la pluralité et l’hétérogénéité des Lumières, perçues désormais comme une scène de débats et de controverses bien plus que comme une doctrine cohérente. La notion a même été élargie au point de désigner le XVIIIe siècle en général (« le siècle des Lumières ») et donc une période historique plus qu’un courant intellectuel.

À l’inverse, les Lumières s’autonomisent parfois du siècle qui les a vu naître. Elles désignent alors un idéal philosophique, fondée sur l’autonomie des individus et sur la conviction que la connaissance rend libre. Elles deviennent un répertoire de valeurs susceptibles d’être défendues (ou critiquées), un discours de légitimation de la modernité technologique et libérale. Pour résoudre ce hiatus, sans projeter de façon anachronique nos propres convictions politiques et morales sur le XVIIIe siècle, il faut étudier la façon dont l’héritage des Lumières s’est construit, du XIXe siècle à nos jours, comment il a été défendu, revendiqué, contesté, reformulé, au point de devenir un marqueur essentiel de la modernité. La persistante actualité des Lumières est le résultat de deux siècles de débats.

« Entre les défenseurs et les adversaires de l’universalisme des Lumières, le débat est devenu presque impossible, mais il repose souvent sur une méconnaissance des textes. » – Pr Antoine Lilti

Un héritage contesté

Les Lumières n’ont jamais cessé d’être contestées. Elles ont été longtemps la cible de la pensée contre-révolutionnaire et plus généralement des oppositions conservatrices à la modernité démocratique. Cette hostilité, que l’on pouvait croire disparue, du moins en Europe, est redevenue une puissante source du discours politique contemporain : l’autonomie des individus est contestée au profit de la famille ou de la communauté nationale, au nom de la foi et des valeurs traditionnelles. Mais la grande nouveauté est que la critique des Lumières vient aussi de la critique postcoloniale qui leur reproche d’avoir servi de paravent idéologique à la domination occidentale. Entre les défenseurs et les adversaires de l’universalisme des Lumières, le débat est devenu presque impossible, mais il repose souvent sur une méconnaissance des textes. Mon travail d’historien consiste d’une part à déconstruire les caricatures en montrant que les philosophes des Lumières entretenaient avec la colonisation européenne un rapport plus complexe et ambivalent qu’on ne le pense, et d’autre part, à rappeler que leur héritage a nourri des traditions intellectuelles antagonistes, depuis la défense de la mission civilisatrice de l’Occident jusqu’à l’anticolonialisme militant.

Des lumières multiples

Dans notre monde contemporain, polycentrique et interdépendant, il n’est plus possible de réduire les Lumières à l’Europe. Sans nier la spécificité ni le rôle historique des Lumières européennes du 18e siècle, il est possible de penser des « lumières multiples », des formulations différentes de l’émancipation intellectuelle et du progrès. Certaines correspondent à l’importation, toujours créatrice et originale, de textes et d’idées venues d’Europe ; d’autres reposent davantage sur des traditions locales, parfois antérieures au XVIIIe siècle. Pluraliser l’héritage des Lumières, en réfléchissant aux Lumières juives, musulmanes, chinoises ou indiennes, permet une approche comparée de ces lumières multiples. Un colloque, qui se tiendra au Collège de France en juin prochain, posera les premiers jalons d’une enquête que je souhaite mener dans la durée.

Espace public et autorité savante

Un des principaux enjeux des Lumières, au XVIIIe siècle comme aujourd’hui, est celui de l’autorité de la science dans l’espace public. Les philosophes croyaient à l’émancipation par le savoir. Ils pensaient que tout être humain possède la capacité de penser par lui-même, à condition qu’il reçoive une éducation minimale et qu’il jouisse de la liberté d’expression. Mais ils se heurtèrent aux mécanismes naissants de la publicité et de la curiosité médiatique : comment s’assurer que les lecteurs lisent les bons livres et les bons journaux, qu’ils fassent confiance aux vrais savants et non aux charlatans. Faut-il rétablir une hiérarchie, entre ceux qui savent et ceux qui doivent encore être éclairés ? Cette tension entre une aspiration égalitaire et une approche plus élitiste des Lumières peut être étudiée dans les textes et les controverses du XVIIIe siècle. Elle a beaucoup à nous apprendre sur les enjeux contemporains, au temps des fake news et des réseaux sociaux, si on ne veut pas réduire ceux-ci à une opposition manichéenne entre raison et obscurantisme.

Un monde nouveau

Mon cours cette année portera sur les premiers contacts entre Européens et Polynésiens lors de l’arrivée des expéditions françaises, anglaises et espagnoles à Tahiti dans les années 1760 à 1770. Je m’intéresse tout particulièrement au destin des Tahitiens emmenés à Paris, à Londres ou à Lima. Est-il possible de reconstituer leur expérience, de comprendre pourquoi ils se sont embarqués, ce qu’ils recherchaient ou espéraient, d’étudier l’intérêt qu’ils ont suscité et les réactions du public européen ? Un célèbre texte de Diderot, Le Supplément au voyage de Bougainville, évoque de façon ambiguë la figure d’Ahutoru qui a passé un an à Paris. Je partirai de là pour scruter, au plus près des sources de l’époque, la façon dont l’universalisme théorique et la curiosité scientifique des Européens ont dû composer avec une situation asymétrique, proto-coloniale, et surmonter les inévitables malentendus de toute rencontre interculturelle.

Leçon inaugurale du Pr Antoine Lilti : “Actualité des Lumières”, 8 décembre 2022 – 18h-19h

En libre accès, dans la limite des places disponibles

Colloque « Lumières multiples : une histoire globale et comparée », 01 et 02 juin 2023 

 Image de couverture : Pr Antoine Lilti – Fondation du Collège de France. © Patrick Imbert / Collège de France