En novembre 2017, lors de son discours prononcé à l’université de Ouagadougou, Emmanuel Macron déclarait « Je veux que d’ici cinq ans les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique ». Un an plus tard, en novembre 2018, Felwine Sarr, professeur à l’université Gaston-Berger de Saint-Louis (Sénégal), et moi-même proposions une réponse dans notre « Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain. Vers une nouvelle éthique relationnelle ». Ce rapport est le fruit de huit mois de recherches et d’échanges avec plus de 150 experts, africains et français, dans diverses disciplines et de deux ateliers. Le premier, au Collège de France, a regroupé des juristes autour du cadre législatif de l’inaliénabilité des œuvres conservées dans les musées français ; le second, à Dakar, a regroupé des professionnels de musées et du monde de l’art sur des questions de provenance et de conservation des œuvres.

L’annonce du Président de la République a eu l’effet d’un électrochoc et remet en question le fondement de la politique patrimoniale française : l’inaliénabilité des œuvres conservées dans les établissements français qui protège de facto les biens culturels africains de nos collections nationales. L’emploi du terme « restitution » peut donc paraître, à bien des égards, courageux ou inconscient mais il a été le point de départ de notre travail : celui du sens que nous devions donner à ce terme.
Littéralement, « restituer » signifie rendre un bien à son propriétaire légitime, faisant dès lors de l’expression « restitution temporaire » un oxymore. Ainsi, notre rapport explore et défend la voie d’un retour définitif et sans condition sur le continent africain d’objets du patrimoine acquis avant 1960 par consentement forcé grâce, entre autres, à une redéfinition du droit patrimonial français. Il s’organise en quatre parties (« La longue durée des pertes », « Restituer », « Restitutions et collections » et « Accompagner les retours ») suivies d’annexes détaillant la méthode scientifique que nous avons suivie et diverses fiches pratiques, chiffres et notices d’œuvres.

L’idée de restitution n’est pas nouvelle. Dans les années 70 et 80, des initiatives fortes avaient déjà été prises par l’Unesco et le gouvernement français pour étudier la question de la restitution à l’Afrique de ses biens culturels conservés en France et en Europe. Un rapport rédigé par Pierre Quoniam, alors directeur du musée du Louvre, plaidait déjà, en 1982, pour une restitution du patrimoine africain. Hélas, aucune de ses recommandations n’a été appliquée durant les quatre décennies qui ont suivi et son rapport a été passé sous silence. Face à ces tentatives avortées, notre travail se veut comme un geste fort et initiateur de relations nouvelles entre la France et le continent africain.
90 à 95% du patrimoine culturel de l’Afrique subsaharienne se trouve dans les musées occidentaux. La France possède près de 90 000 pièces, dont 70 000 sont conservées au seul musée du quai Branly-Jacques Chirac, quand les inventaires des musées africains ne dépassent pas les 3000 à 5000 numéros. Le contraste est immense entre les salles vides des Palais africains et les riches collections occidentales. Un contraste qui m’a été donné de vivre lors de mes déplacements et qui souligne le bien-fondé des restitutions : comment un peuple, dont 60% de la population a moins de 20 ans, peut-il se construire sans héritage patrimonial ? Si les musées occidentaux avancent le caractère universel de leurs collections, on ne peut ignorer la place centrale que celles-ci occupent dans l’éducation citoyenne, en particulier en France où les musées, à l’image du Louvre, répondent de ce principe.

La prise et le transfert d’objets d’art, de culte ou de simple usage accompagnent les projets d’empire depuis l’Antiquité. L’histoire des collections de nos plus grands musées est intimement liée à celle des guerres et des rapports de domination entre nations. On en trouve la trace de manière particulièrement frappante autour de 1800, lorsque les triomphes militaires de Napoléon sont liés à l’histoire et aux aménagements du musée du Louvre, alors rebaptisé Musée Napoléon. De la même manière, l’histoire des collections d’art africain de nos musées est intimement liée à celle du colonialisme et de la conquête du continent africain par les puissances européennes. Pendant plus d’un siècle, les chefs-d’œuvre d’Afrique sont pris comme butins de guerre, comme objets d’étude scientifique pour l’anthropologie naissante ou de délectation pour collectionneurs curieux.
L’apport des arts de l’Afrique subsaharienne en Europe est considérable et a donné lieu à des fécondations esthétiques majeures. Qu’auraient été les Demoiselles d’Avignon et le cubisme sans la découverte bouleversante des masques africains par Picasso au musée du Trocadéro ? Ces œuvres africaines ont fait l’objet de logiques d’appropriation et d’identifications nouvelles pour les Européens. Pour certains, cela légitime leur maintien dans nos musées. Affirmer cela, c’est également nier le poids des translocations culturelles chez ceux qui vivent l’absence de ces objets.

Les translocations patrimoniales sont synonymes d’émotions fortes. Une photo de la basilique San Giorgio Maggiore à Venise, prise en 1950, montre l’absence du tableau des Noces de Cana de Véronèse. Peint en 1562 spécialement pour occuper le mur du fond du réfectoire, celui-ci a été transféré en 1797 par Napoléon au Louvre où il est encore exposé aujourd’hui, malgré les restitutions de 1815. Dans un autre registre, le film Woman in Gold de Simon Curtis sorti en 2015 retrace la bataille juridique menée par Maria Altmann pour la restitution de tableaux de Gustav Klimt spoliés à sa famille par le régime nazi et confiés à la fin de la guerre au musée du Belvédère. Ces exemples de mise en scène de l’absence et de mise en récit de la mémoire des spoliations sont des constantes et illustrent le poids symbolique de la disparition des œuvres, de leur restitution et l’impact des émotions patrimoniales au sein d’une communauté.
Dans les sociétés africaines, le rapport aux objets d’art et de culte revêt la même importance majeure. Ce rapport aux choses et à leur cycle de vie, à l’idée même de conservation ou de propriété partagée, mais aussi les modalités de leurs appropriations par les communautés prennent des formes plurielles et les lieux du patrimoine relèvent de typologies variées. C’est par exemple le cas au Mali où le musée national prête régulièrement certains objets pour des pratiques rituelles et les récupère ensuite pour les préserver.

La vie des objets du patrimoine africain en Occident est souvent pensée sous la seule dimension de leur conservation. A ce titre, celle-ci suscite une crainte non dissimulée de la part des professionnels des musées occidentaux et du grand public mais ce dernier exemple montre la multitude des possibilités et ouvre à une remise en question de la définition même du musée. Les réflexions sur les restitutions exigent ainsi de démystifier les conceptions occidentales du patrimoine et de la conservation. Il s’agit également de bâtir des ponts vers des relations futures plus équitables. Guidé par le dialogue, la polyphonie et l’échange, le geste de la restitution invite à ouvrir la signification des objets et à offrir à l’« universel », auquel les biens culturels sont si souvent associés en Europe, la possibilité d’être éprouvé ailleurs et surtout au cœur de territoires où ces biens prennent toute leur dimension symbolique.

Pr Bénédicte Savoy
Chaire Histoire culturelle du patrimoine artistique en Europe, XVIIIe – XXe siècle

Assistée de Flavie Dubois-Mazeyrie, Fondation du Collège de France

 

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