La crise sanitaire mondiale que nous traversons est une formidable opportunité de remettre sur le devant de la scène quelques questions politiques et idéologiques, qui s’étalent de plus en plus dans la presse et sur les plateaux de télévision, sans doute pour préparer les futurs combats après le déconfinement. Pour certains, le monde post-Covid sera inéluctablement différent : cette crise est la preuve définitive que le système capitaliste est au bout du rouleau, que la mondialisation n’est qu’une source de malheurs et que le CO2, non content de chauffer la planète et de détruire la biodiversité, est responsable de ces nouveaux virus (on notera avec ironie qu’en matière de biodiversité il aurait mieux valu que celle des virus soit davantage réduite pour que n’apparaisse jamais le SARS-Cov-2). Bref, que l’humanité est au bord du gouffre. D’autres vont encore plus loin en voyant dans ce monde autoritairement fermé, sans voiture, sans avion et sans consommation de carburants fossiles, la préfiguration d’un monde idéal, pas trop chaud, qui assurera la survie de l’humanité, pauvre et encore plus inégalitaire, certes, mais vivante. On aurait tout de même aimé que ces fins analystes aient la décence d’attendre la fin de la crise et de ne pas exploiter la détresse qui accompagne l’annonce du nombre de morts quotidien.

En réalité, tout indique que ces analyses sont soit fausses soit infondées. L’humanité, au cours de son histoire, a été dévastée par des épidémies effroyables. Pour n’en citer que quelques-unes : la peste noire a décimé plus de la moitié de la population européenne de 1347 à 1351, soit environ 25 millions de victimes ; de 1918 à 1919, la grippe espagnole fait plus de victimes que la Première Guerre mondiale, contaminant plus d’un tiers de la population mondiale et devenant à ce titre la pandémie la plus mortelle de l’histoire ; plus récemment, en 1956, la grippe asiatique a causé de 1 à 4 millions de morts dans le monde et a été suivie par une autre pandémie, la grippe de Hong-Kong, de 1968 à 1969, tuant environ 1 million de personnes. A chacune de ces périodes, point de mondialisation et point de CO2 en excès dans l’atmosphère.

Ce que cette histoire nous dit, c’est avant tout que tout ce qui est bio n’est pas obligatoirement bon et que la nature, dans laquelle l’homme vit et se multiplie, est aussi une source de dangers. Nous l’avions certainement et malheureusement oublié et la première leçon, me semble-t-il, que nous devons en tirer, c’est qu’il faut nous préparer à la crise sanitaire suivante. Car il y en aura une autre dans 5, 10 ou 50 ans, et qu’il nous faudra nous préparer à toutes les échelles, nationale, européenne et mondiale (donc certainement pas en déshabillant l’OMS, comme le fait lamentablement Donald Trump). Cela implique en effet un investissement massif, que nous n’avons pas fait dans le proche passé, pour l’hôpital (infrastructures, équipements et ressources humaines) en particulier.

On peut ici mettre en parallèle la question du climat. Il ne fait pas de doute que la température de la planète va continuer à augmenter, sûrement au-delà des 1,5 ou 2°C par rapport à la température préindustrielle. Non pas parce qu’il existe un complot des gouvernements et des entreprises contre les énergies renouvelables mais simplement parce que nous avons besoin de plus de temps et d’innovation pour réussir la transition énergétique, trouver les solutions, qui n’existent pas encore au remplacement des énergies fossiles par ces énergies renouvelables et à la décarbonation de notre système énergétique. Egalement parce que, à court terme, la sortie de la catastrophe économique qui suivra la crise sanitaire sera, à juste titre, la priorité et mobilisera toutes les énergies et les ressources. Rien ne pourra se faire sans un retour de la croissance et de l’emploi. Ainsi, à côté des investissements nécessaires pour la recherche et le développement des nouvelles technologies pour une énergie verte, il faudra se préparer à ce réchauffement, comme on doit se préparer aux prochaines crises sanitaires, et investir aussi sur les stratégies les plus pertinentes d’adaptation, pour le moment insuffisamment discutées et mises en œuvre. Cet effort devra tout particulièrement se faire dans un esprit de solidarité. Solidarité envers les plus fragiles, dans les pays industrialisés, et solidarité internationale avec les pays les plus pauvres et les moins armés pour s’adapter au réchauffement climatique.

Pour le reste, tout indique que le système capitaliste ne va pas disparaitre tant qu’il n’y aura pas d’alternative et il n’y en a pas pour l’instant, n’en déplaise à ceux qui en exigent son remplacement. La mondialisation ne disparaitra pas non plus, qu’il s’agisse de la mondialisation financière, les capitaux continueront à circuler librement, de la mondialisation des produits, même si un besoin de souverainetés nationales exercera un effet de retour à la régionalisation de certaines productions, ou encore de la mondialisation des personnes, même s’il n’est pas impossible qu’une mondialisation numérique, déjà en route, bouleverse significativement les rapports humains à travers la planète, malheureusement à un prix énergétique exorbitant.

Surtout, il faut oser dire que la mondialisation a été un facteur puissant de progrès pour l’humanité. Oui, les gens vivent mieux aujourd’hui sur Terre, malgré une augmentation considérable de la population, que dans n’importe quelle autre période de l’histoire humaine, comme nous l’a rappelé Michel Serres dans un de ses derniers ouvrages au titre ironique « C’était mieux avant ». Au cours des 30 dernières années, la mortalité infantile mondiale a été divisée par deux ainsi que la mortalité maternelle. D’après la FAO (Food and Agriculture Organization), la sous-nutrition a été divisée par 2,5 dans les pays en développement depuis 1970. Ceci est très spécifiquement dû à une formidable augmentation de la productivité agricole, par un facteur 4 entre 1960 et aujourd’hui, nécessaire pour nourrir une population croissante et pour diminuer le nombre d’individus sous-alimentés. Cette augmentation de production de nourriture a été permise en partie par la mise au point d’organismes génétiquement modifiés (OGMs) et l’utilisation d’engrais, de pesticides et d’herbicides, qui ont pour le moment sauvé plus de vies humaines qu’ils n’en ont tué. L’extrême pauvreté qui affectait la vie de 44% des êtres humains en 1981 n’en frappe que 9% aujourd’hui, d’après les chiffres de la Banque Mondiale, avec évidemment des pays comme la Chine et l’Inde remarquablement efficaces dans la croissance d’une classe moyenne. L’espérance de vie continue d’augmenter (de 5 ans en moyenne depuis 2000), évidemment avec de grandes et inacceptables disparités d’un pays à l’autre et d’une classe sociale à une autre au sein d’un même pays, y compris la France, comme nous l’a rappelé Didier Fassin dans une contribution récente sur ce même site. Grâce à la mondialisation de la recherche, la médecine a à sa disposition beaucoup plus de moyens (médicaments, équipements et compétences humaines) qu’elle n’en a jamais eus pour soigner l’homme. L’éducation primaire est devenue universelle et l’alphabétisation dans les pays pauvres, moteur essentiel de l’emploi, de la santé et du développement durable, a été exceptionnelle : d’après l’OCDE et l’UNESCO (Our World in Data), au début du XXème siècle 80% de la population mondiale ne savait ni lire ni écrire tandis qu’aujourd’hui la proportion n’est plus que de 15%.

Le monde post-Covid ne sera donc pas fondamentalement différent. Néanmoins, face aux dérives et aux excès du nouvel ordre mondial néolibéral, notamment l’extrême financiarisation de l’économie de marché et ses gigantesques bulles financières, face aux inégalités sociales, aux délocalisations massives de la production industrielle vers les pays à bas coûts (en France, en 40 ans, la part de l’industrie dans la valeur ajoutée est passée de 20 à 10%) et aux interdépendances excessives entre nations, au détriment des salariés et de la capacité d’action des Etats (on l’a vu avec la crise de production des masques et des appareils de réanimation), tout appelle à un renouveau de l’action publique, à une revalorisation du service public et de ses agents (soignants, enseignants, chercheurs…), à un retour de l’Etat-providence, de l’Etat-stratège, des politiques industrielles (qu’elles ne soient plus un gros mot) et des souverainetés nationales dans des secteurs aussi essentiels que la santé, l’énergie, l’environnement et la recherche. L’Europe, avec la France en première ligne, peut être le fer de lance de cette transition.

Pr Marc Fontecave
Président de la Fondation du Collège de France
Chaire de Chimie des processus biologiques