
Osiris à Karnak : trois décennies de fouilles et de recherche
Le temple d’Amon-Rê de Karnak est le plus grand temple d’Égypte et un terrain d’étude privilégié des archéologues français dès le XIXe siècle. Le professeur Laurent Coulon, chaire Civilisation de l’Égypte pharaonique au Collège de France, s’est inscrit dans cette tradition en explorant depuis 30 ans comment le culte du dieu Osiris s’est développé dans ce sanctuaire.
Dans la région de Thèbes, l’actuelle Louxor, le Nil sépare d’un côté le monde des vivants, sur la rive est, avec les immenses complexes religieux de Karnak et de Louxor dédiés à Amon-Rê ; et, de l’autre, le monde des morts, sur la rive ouest, où furent aménagés la Vallée des Rois et les temples funéraires d’Hatchepsout ou de Ramsès II. Ce royaume de l’Occident est placé sous le patronage d’Osiris, le dieu qui régna sur l’Égypte avant d’être tué par son frère Seth et de renaître dans l’au-delà grâce aux rites accomplis par Isis, Anubis et Thot, devenant ainsi un modèle pour tout défunt. Ce fut dès lors une surprise de découvrir, en 1993, dans le secteur nord-est du temple d’Amon-Rê de Karnak, sur la rive est donc, une tombe…qui s’avéra être en fait celle d’Osiris. Il s’agissait de catacombes d’époque ptolémaïque (IIIe s. av. J.-C.), accueillant des figurines du dieu confectionnées chaque année au moment des fêtes dites de Khoïak ; après avoir fait l’objet d’un culte quotidien, la figurine était enterrée dans ces catacombes où elle rejoignait celles qui l’avaient précédé selon un cycle de régénération annuelle. La découverte de ce monument d’un type inédit révélait qu’Osiris jouait un rôle singulier dans ce temple pourtant dédié aux cultes des divinités terrestres, a priori très loin du monde funéraire de la rive opposée. Ce fut pour moi le début d’une longue enquête qui s’est élargie à l’ensemble des témoignages du développement du culte osirien dans l’enceinte de Karnak : un terrain de recherche particulièrement riche pour comprendre cette évolution fondamentale de la religion égyptienne.

Les catacombes osiriennes de Karnak : un gigantesque puzzle
Le bâtiment des catacombes osiriennes de Karnak fut mis au jour dans un état de destruction très avancée. Son somptueux décor d’enduits peints, magnifiquement colorés, avait été réduit à l’état de milliers de fragments. Ceux-ci recouvraient les maigres vestiges des galeries construites en briques cuites, dans lesquelles s’ouvraient les niches destinées à accueillir les figurines du dieu. Jeune égyptologue fraîchement arrivé à Karnak peu après la découverte du monument, je me vis confier un gigantesque travail de puzzle, tout en étant privé de modèle et d’une grande partie des pièces… Je parvins néanmoins à reconstituer d’importants ensembles au fil des mois passés dans d’immenses bacs à sable, qui permettaient l’ajustement des fragments d’épaisseur inégale. Les différents éléments du programme décoratif de la galerie sud purent ainsi être identifiés : au bout du couloir, une représentation de la butte sacrée d’Osiris, surmontée par un arbre et protégée par neuf serpents. Sur les parois sud et nord, surmontant les niches, se déploie d’abord la fabrication de la figurine osirienne par les divinités spécifiquement préposées à ces rites, notamment Chentayt et Merkhétès, associées à Isis et Nephthys. Ensuite viennent les 77 dieux-gardiens de Pharbaïthos, une ville du Delta d’où ils sont originaires. Ces dieux, préposés à la protection d’Osiris, obéissent à un ordonnancement strict et les parallèles qui existent dans les temples d’Edfou ou de Dendéra ont considérablement aidé à la reconstitution de leur procession à Karnak.

Si la configuration des catacombes de Karnak et son décor restent exceptionnels, des découvertes récentes de monuments d’un type proche dans d’autres régions d’Égypte (Oxyrhynchos, Giza, Abousir) ont permis de mesurer l’importance de la politique osirienne des Ptolémées. Ces pharaons d’origine grecque, successeurs d’Alexandre le Grand, souhaitaient promouvoir simultanément leur culte dynastique et celui du dieu et favorisèrent l’implantation de tombeaux divins tout à travers le pays. Dans certains cas, comme à Giza, dans l’antique Rô-Sétaou, ils donnaient un nouvel élan à des cultes déjà implantés très anciennement.
À Karnak, l’implantation d’Osiris remontait au moins au Nouvel Empire (deuxième moitié du IIe mill. av. J.-C.). Pour retracer l’évolution du développement de son culte avant cette « apothéose » ptolémaïque, notre mission s’est attachée à l’étude des chapelles consacrées au dieu qui se trouvent éparpillées en périphérie du temple d’Amon-Rê, non seulement autour du tombeau divin, où furent aménagées en dernier lieu les catacombes, mais aussi le long de rues processionnelles au nord du temple. La plupart de ces chapelles ont été érigées entre le ixe et le vie siècle av. J.-C. à l’initiative des Divines Adoratrices d’Amon. Ces grandes prêtresses de filiation royale représentent le pouvoir pharaonique en Haute-Égypte alors que la capitale politique se trouve dans le Delta. Elles en viennent à constituer une dynastie d’épouses divines, toutes célibataires, l’une adoptant fictivement celle qui lui succède, même par-delà les différences de lignée, libyenne (XXIIe-XXIIIe dynasties), éthiopienne (XXVe dynastie) ou saïte (XXVIe dynastie). Dévouées au culte d’Amon, elles favorisent également au sein du temple de Karnak celui d’Osiris. Deux logiques sont à l’œuvre : d’une part, la montée en puissance du culte osirien se traduit par une importation des formes les plus prestigieuses du dieu dans les sanctuaires d’Égypte. Ainsi, sur la voie menant de la grande salle hypostyle au temple de Ptah, une chapelle dédiée à Osiris Ounnefer maître des aliments (VIe s. av. J.-C.) reproduit le décor des temples ramessides d’Abydos, ville sacrée d’Osiris. C’est ainsi la possibilité de créer à Thèbes la réplique d’un lieu saint et d’y organiser localement des processions.
D’autre part, l’avènement du dieu Osiris sur la rive est répond aux aspirations des fidèles à s’adresser à une divinité qui les écoute et peut leur apporter la guérison et le salut. Une chapelle construite sous le pontificat de la divine adoratrice Chépénoupet II (VIIe s. av. J.-C.) est ainsi dédiée à Osiris « maître de la vie qui secourt le malheureux ». L’étude minutieuse des reliefs, complétée par de nouveaux blocs découverts remployés dans la construction, nous a permis de déterminer que la salle située dans la partie nord de l’édifice, et accessible par une minuscule porte depuis la première salle, était en fait un accès au monde souterrain osirien : par ce « sas », il était possible de solliciter le maître des lieux pour qu’il accorde un supplément de vie à un malade à l’article de la mort. La chapelle d’Osiris était donc un lieu de contact régulier entre la population et le dieu des morts, devenu un recours possible en dehors de la seule sphère funéraire.

Au-delà de ce que nous révèlent les parois des édifices osiriens par leurs inscriptions et leurs scènes rituelles, la mission Sanctuaires osiriens de Karnak, co-dirigée par Cyril Giorgi, archéologue de l’Institut National de Recherches Archéologiques Préventives (INRAP) et moi-même, s’intéresse à tous les aspects de ces constructions dans une approche pluridisciplinaire. Comprendre la structure des édifices implique de les fouiller et de les reconstituer, aussi bien leurs parois en pierre, souvent démantelées et remployées, que leurs enceintes en briques crues, plusieurs fois reconstruites jusqu’à l’époque romaine. Depuis 2000, la mission a déjà mené à bien l’étude et la restauration des chapelles d’Osiris Ounnefer maître des aliments et d’Osiris maître de la vie / qui secourt le malheureux, qui sont désormais mises en valeur d’un point de vue patrimonial et touristique. Nous nous attachons depuis 2020 à la chapelle consacrée à Osiris Ounnefer, la plus récente et la plus proche de la grande salle hypostyle de Karnak. Le démontage et le remontage sur de nouvelles fondations de la première porte, financés par un mécénat d’Arpamed, ont été le préalable à la fouille archéologique qui peut se dérouler depuis lors dans de bonnes conditions de sécurité. La richesse des niveaux fouillés jusqu’à présent est très prometteuse, l’édifice ayant moins souffert que les précédents des dégagements des XIXe et XXe siècles. En témoigne l’abondance du mobilier découvert (céramique, amulettes, empreintes de sceaux, statuettes en bronze), confié à des spécialistes qui apportent leur expertise à la mission sur ces domaines particuliers.
La reconstitution progressive de ces différents jalons de l’histoire du culte osirien à Karnak laisse apparaître l’histoire d’un investissement croissant des souverains et hauts dignitaires sacerdotaux dans ces pratiques religieuses qui deviennent prééminentes au tournant de notre ère. Loin de concurrencer la dévotion au dieu local Amon, la théologie osirienne s’y imbrique, et, dans le temple d’Opet, consacré à la naissance d’Osiris au sein de Karnak, une scène montre l’oiseau-“âme” d’Amon virevolter au-dessus du cadavre renaissant du dieu des morts : une image représentative de la créativité du polythéisme égyptien.
Laurent Coulon
Professeur au Collège de France
Chaire « Civilisation de l’Égypte pharaonique »
> Découvrir l’enseignement du Professeur Laurent Coulon au Collège de France
La Mission Sanctuaires Osiriens de Karnak bénéficie du soutien de l’Institut Français d’Archéologie Orientale du Caire, du Centre franco-égyptien d’étude des temples de Karnak (Ministère du Tourisme et des Antiquités et CNRS) , de l’EPHE, PSL, de l’INRAP, et des UMR AOROC et Orient & Méditerranée (Mondes pharaoniques).
Pour aller plus loin :
Vidéos de présentation sur la Mission Sanctuaires Osiriens de Karnak et les méthodes employées. Chaîne Youtube de l’Ifao.
Photo de couverture : Vue générale des chapelles osiriennes de Karnak du secteur nord après restauration. © Mission Sanctuaires osiriens de Karnak / L. Coulon
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