La pandémie du Covid-19 fait apparaître au grand jour la mince frontière entre confiance et défiance. La sensibilité au risque augmente très brutalement par la voie la plus contraire à ce qui fait l’essence de nos sociétés, à savoir l’interaction avec autrui, dans la vie quotidienne, dans la vie professionnelle, dans les déplacements. La relation à autrui est normalement la ressource première de la production d’une société, et d’un être-ensemble qui est constitutif de l’identité individuelle, puisque l’individu ne se sait pas individu sans la découverte de l’altérité, et sans l’échange et la communication avec autrui. Pour le temps du confinement, et au-delà, autrui paraît et paraîtra demeurer assez durablement un risque, une enveloppe de pathologies transmissibles. Mais autrui placé à distance raisonnable, et dans des environnements raréfiés en présence humaine par les mesures de confinement, redevient un vecteur de confiance, pour induire l’exemple visible d’une action collective par agrégation de comportements prudents et confiants.

Puisque la contagion est horizontale, un premier niveau de confiance doit être institué à partir de la responsabilité la plus individuelle : ne sachant pas si je suis un vecteur ou un récepteur du virus, j’agis pour demeurer à ma place (distante) et pour me mettre à la place d’autrui (je compte que chacun et chacune puisse faire comme je fais, et je les respecte ainsi). La distance n’est, bien paradoxalement, plus une marque de défiance mais de confiance. C’est le maniement de millions de petits leviers de socialité distante mais construits sur l’interpolation des perspectives. C’est un des principes de la moralité individuelle et collective – « agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en règle collective », pour paraphraser Kant –, mais c’est aussi la matrice de l’intercompréhension, rendue visible par le distancement respectueux. Il ne suffit pas en effet d’en appeler à une autorité légitime pour persuader tout le monde d’agir selon cette morale universalisable. Car, comme le soulignait Max Weber, la légitimité d’un système d’autorité n’a qu’une force probabiliste – les règles seront respectées par la plupart des gens, probablement, mais pas à coup sûr, et certains dévieront ou refuseront, s’ils s’estiment hors d’atteinte de l’impératif collectif construit par la double hélice de la confiance individuelle et de la norme collective. Or la contagion sait s’alimenter à de tels écarts probabilistes. D’autant que les expériences de recommandation ou de prescription comportementale en situation de pandémie sont diverses.

Nous voyons en effet se déployer, en temps réel, une manière d’expérimentation sociale à l’échelle de la planète. Certains pays comme la Suède et les Pays-Bas, ont misé sur une distanciation d’autodiscipline non sujette à sanctions, alors que leurs voisins immédiats (Danemark, Finlande) procèdent autrement. Et la variété des comportements observés selon les pays fait ainsi apparaître sous nos yeux la carte et la dynamique des solutions recherchées, entre imposition d’autorité et latitude individualisable des normes protectrices. C’est une géopolitique et une géoculture de la socialité exposée au risque qui émerge, puisqu’à un extrême, les régimes autoritaires, comme la Chine, fixent les principes de la discipline collective et répriment vivement les écarts, sans qu’on sache tout de leur action et de son efficacité, alors qu’à l’autre extrême, les sociétés fortement individualistes et faiblement régulées par des normes collectives pratiquent douloureusement, mais sans secret, l’apprentissage lent de la conversion vers les règles strictes, comme on le voit aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne. Et des pays comme la Corée du Sud font valoir les bénéfices de leur culture des interactions disciplinées et protégées. Chacun peut aujourd’hui situer son propre pays sur cette carte des gradients d’individualisme et de régulation endogène ou imposée.

Un deuxième niveau de confiance est produit par ce que les sociologues appellent les « role models », la liste des professions qui sont « au front », et dont on admire le comportement : cette liste fait voisiner des professions situées aux divers pôles de la distribution des qualifications et rémunérations, qui nous était familière, mais qui est révisée par son coefficient d’utilité sociale – médecins, personnels soignants, chercheurs, transporteurs routiers, employés des commerces d’alimentation, métiers de la logistique et métiers des services de nécessité. Cette liste n’est pas la liste habituelle : elle est applaudie par chacun, et réalise en quelque sorte le rêve du sociologue qui veut démontrer que la hiérarchie de crédibilité et de prestige des professions n’est pas une ontologie, mais une construction variable et changeante, et qu’on gagne à regarder les professions humbles, pour parler comme Everett Hughes, avec l’estime qui paraissait réservée aux professions prestigieuses.

Le troisième niveau est celui qui fait apparaître la fragilité de la confiance quand elle doit être allouée à l’expertise. En situation de crise, il faut pouvoir faire confiance à celles et ceux qui détiennent une expertise, et donc pouvoir souscrire à la légitimité de mécanismes verticaux élémentaires comme l’autorité du savoir et la prescription ou la recommandation de solutions de comportements d’évitement des risques. Parce que celles et ceux à qui il faut faire confiance détiennent, par leur position, un pouvoir d’organisation qui s’étend à la société tout entière, les mécanismes habituels de découplage et de décentralisation des responsabilités sont affaiblis ou effacés. Parlent-elles, ces autorités politiques, scientifiques et économiques, d’une seule voix ? Et les pays parlent-ils d’une seule voix, s’agissant d’une pandémie qui place chaque pays en position d’interaction avec les autres, avec d’abord ses effets initiaux dévastateurs, dus à la mobilité spatiale des porteurs du virus, puis avec ses contrôles par arrêt de la mobilité, et bientôt avec ses questions lancinantes sur le déconfinement, ses modalités et sa portée. Non, la multiplicité des voix est constitutive de la situation. Comment faire confiance ? Nous sommes placés dans un triple contexte propice à sa fragilisation.

Il y a d’abord l’incertitude sur l’action du virus et sur la sélectivité de sa dangerosité, et l’incertitude sur l’efficacité tant guettée de médicaments atténuant la létalité et la souffrance des malades, avant qu’un vaccin soit mis au point et diffusé massivement.

Certains médecins, qui sont au chevet des patients infectés, voient dans l’hydroxychloroquine un remède immédiat, et veulent pétitionner contre le gouvernement, celui des gouvernants politiques et celui des élites médicales réunies en collège d’experts, pour mise en danger de la vie de leurs patients, si le remède n’a pas pu être administré à temps et à grande échelle. Les chercheurs dont on sollicite l’expertise doivent légitimement pouvoir évaluer l’efficacité, et les effets latéraux à court et moyen, sinon long terme, de tout médicament supposé curateur ou de toute piste vaccinale prometteuse. Mais ils sont soupçonnés de s’opposer à l’inventivité déviante de tel chercheur qui fait de son audace anti-establishment un brevet d’inventivité iconoclaste, qui invoque l’urgence de court-circuiter la chaîne longue des essais, des preuves et de l’évaluation des risques latéraux, et qui accusera les laboratoires pharmaceutiques de prôner la solution toujours trop lente des protocoles randomisés pour préserver leur monopole sur l’innovation profitable. Pour délégitimer l’expertise et ses supposées bureaucraties et conservatismes, il se sera donc agi d’inventer une contre-hiérarchie d’expertise. Et comme l’autorité politique doit prendre position, on s’aperçoit que l’expertise n’est pas simplement un savoir orienté vers des fins pratiques, mais aussi un savoir requis par l’acteur public pour orienter sa propre action organisatrice et régulatrice, et ce dans une arène où les conflits d’expertise surgissent inévitablement. L’expertise produit la confiance et son contraire, car l’expertise doit recommander sans certitude absolue : le risque est générateur de divergences d’appréciation. La solution est d’internaliser le conflit d’expertise en le soumettant à la délibération collégiale : la responsabilité doit être mutualisée au lieu d’être jetée en pâture aux concurrences scientifiques ou politiques.

Il y a ensuite les variations élevées dans les comportements prescrits ou adoptés face à la contagion. La Suède réagit à l’opposé de la Corée. Les Etats-Unis se fragmentent d’abord entre un président bravache et des experts inquiets, entre des zones urbanisées très touchées et d’autres plus marginalement infectées et entre l’impératif sanitaire et l’impératif économique, avant que le décompte lancinant des victimes produise un bruit assourdissant contre l’irresponsabilité. La Chine se défend d’avoir minoré le nombre de ses victimes mais ne fournit pas les preuves de la confiance qu’il faudrait lui faire. Les masques comme moyens de protection sont d’abord récusés par l’OMS et traités comme inutiles dans les pays qui n’ont pas l’expérience ni les ressources suffisantes en matériel pour tester l’efficacité des masques. Les tests de dépistage sont pratiqués à grande échelle dans certains pays et pas dans d’autres, même au sein de l’Europe. Une géopolitique de l’action publique fait surface. Des pays autoritaires affirment juguler mieux et plus vite la crise que les pays libéraux, mais leur système d’information est contrôlé. L’autorité politique désordonnée est mise en balance avec l’autorité calme et fondée des experts médicaux (Trump vs Fauci). L’impératif pour produire la confiance est ici la communication fiable des informations et des connaissances engendrées par cette expérimentation par variations à grande échelle.

Il y a enfin la démocratie de la participation à la production de l’expertise, avec ses médias, ses réseaux d’internautes, son impatience, ses émotions, ses témoignages douloureux, son exigence de transparence et de vérité, mais aussi ses célébrations de l’incrédulité salutaire ou de l’indiscipline libératrice. Les scientifiques pratiquent ordinairement le scepticisme organisé, autrement dit le doute rationnel devant tout argument avancé ou vérité proclamée, afin de procéder à l’examen scrupuleux des faits, par expertise et contre-expertise. Ce scepticisme organisé peut se retourner en scepticisme inorganisé dès que la délibération devient chaotiquement inclusive et qu’elle agrège des degrés très variables d’informations, de connaissances et de croyances, mis en circulation par les canaux les plus divers, et qu’elle procède par contagion, à travers le vecteur des affiliations affinitaires des réseaux sociaux et non pas par examen délibératif prudent et méthodique. Il y a là un dilemme : de multiples voix doivent pouvoir être entendues, mais des décisions doivent être prises. Le temps et l’espace de la délibération ne sont pas bornés, le temps et l’espace de l’action et de la décision l’est : en contexte d’incertitude critique, comme celle de la pandémie et de ses effets potentiellement persistants ou récurrents, la demande de savoir scientifique est considérablement renforcée, mais la vitesse exigée pour trouver et agir s’oppose à la longueur temporelle des protocoles de découverte et de mise à l’épreuve de leur efficacité. La solution est celle d’un apprentissage collectif : apprendre c’est accepter de procéder par séquences, par révision des connaissances, par correction des anticipations, selon une forme non pas paresseuse mais dûment informée de pragmatisme.

Une triple culture peut naître de l’épreuve que nous traversons : une culture remotivée de la confiance, une culture de la coopération internationale, une culture des dilemmes de la conjonction du savoir et de la décision, en période critique et en contexte d’incertitude. C’est une culture non pas promulguée d’en haut, mais forgée par l’expérience directe du risque.

Pr Pierre-Michel Menger
Chaire de Sociologie du travail créateur