Le Pr Didier Fassin, chaire Questions morales et enjeux politiques dans les sociétés contemporaines, donnera sa leçon inaugurale le 30 mars 2023 au Collège de France. Anthropologue, sociologue, et médecin, il a occupé la chaire annuelle Santé publique en 2019-2020. En introduction à son enseignement, il partage avec nous ses réflexions sur les liens entre questions morales et enjeux politiques. Son premier cours portera sur les « épreuves de la frontière », s’appuyant sur un travail ethnographique de plusieurs années mené dans les Alpes entre l’Italie et la France.

Pourquoi parler de questions morales et d’enjeux politiques ?

La chaire à laquelle j’ai eu l’honneur d’être élu s’intitule « Questions morales et enjeux politiques dans les sociétés contemporaines ». La formulation est un peu longue, j’en conviens. Mais chaque élément en est important. D’abord, il ne s’agit pas de morale, sur quoi les philosophes se sont penchés depuis plus de vingt-cinq siècles, s’interrogeant sur ce que sont les fondements du bien et du juste, ce qu’est une vie bonne. À leur approche normative, les sciences sociales ajoutent une dimension descriptive et analytique, cherchant à comprendre non ce qui devrait être mais ce qui est, ce que les gens font et pensent, de quelle manière les sociétés jugent et punissent, comment des préoccupations de nature morale autour de l’avortement, de la peine de mort, du droit d’asile, du bien-être animal émergent dans l’espace public. C’est pourquoi je préfère parler de questions morales plutôt que de morale.

Ensuite, ces questions morales ne sont pas des objets purs, mais s’inscrivent toujours dans des contextes historiques particuliers qui les déterminent en partie. La naissance des droits humains au XVIIIe siècle, l’abolition de l’esclavage au XIXe, l’expansion de la démographie carcérale dans les dernières décennies du XXe, le débat sur la fin de vie dans les premières du XXIe sont des illustrations de ce que les questions morales, telles qu’elles se posent à la société ou plutôt telles que les sociétés se les posent à elles-mêmes, sont très généralement liées à d’autres dimensions de la vie sociale. Pour ma part, je me concentre sur les enjeux politiques dont ces exemples montrent à quel point ils sont essentiels.

Enfin, je m’attache aux sociétés contemporaines car les questions morales et enjeux politiques que j’étudie, à la fois empiriquement – autour de la frontière, du châtiment, de l’humanitaire, des inégalités, par exemple – et théoriquement, concernent le monde présent ; mais je m’efforce néanmoins d’établir des liens avec le passé, qu’il s’agisse de les penser en termes de généalogie ou d’héritage.

Une enquête ethnographique à la frontière

Mon premier cours portera sur les épreuves de la frontière. Il se nourrit d’une enquête de plusieurs années que je conduis dans les Alpes avec la sociologue Anne-Claire Defossez, à la frontière entre l’Italie et la France, lieu de passage d’exilés venus d’Afghanistan, d’Iran, du Maghreb et d’Afrique subsaharienne, les variations des compositions nationales dans le temps étant le reflet des désordres du monde. Associant entretiens, observation et participation, cette enquête s’intéresse aux exilés, aux forces de l’ordre qui tentent de les empêcher de passer, aux volontaires qui les assistent dans la montagne et les accueillent dans la vallée, enfin aux autorités politiques, judiciaires et religieuses qui interviennent de diverses manières. Comme l’écrit Nietzsche, la multiplication des perspectives permet de se rapprocher de l’objectivité. C’est ce que j’essaie de faire.

Mais cette ethnographie est une ouverture permettant d’embrasser plus largement ce qui se joue aujourd’hui au niveau des frontières en Europe, en Amérique du Nord, en Océanie, au Moyen Orient et en Afrique du Nord. Deux phénomènes sont particulièrement significatifs. D’abord, les frontières non seulement se durcissent, mais elles se déplacent, s’étendent, s’externalisent et s’internalisent : elles ne sont plus une ligne mais une bande plus ou moins large, associée à un archipel qui bouscule les souverainetés et à une présence incorporée dont les exilés font l’expérience quotidienne. Ensuite, les frontières deviennent des lieux de violence et d’illégalismes : les États et leurs représentants y déploient policiers et militaires qui œuvrent de manière parfois brutale, en marge des lois nationales et internationales, créant de dangereuses formes de non-droit.

Le renforcement des frontières ne produit pourtant pas l’effet escompté. Il génère plus de souffrance que de dissuasion. Les histoires de vie recueillies révèlent en effet que les exilés sont généralement sur la route pendant plusieurs années et ne sont pas en mesure d’envisager un retour dans leur pays, compte tenu des dangers qu’ils y courent ou des échecs qu’ils y manifesteraient. De camps en prisons, d’essieux de camion en attelages de train, à travers des déserts ou des forêts, sur la mer ou dans la montagne et, pour les plus riches et les plus chanceux, en bus et en ferry, ils poursuivent leur périple, souvent seuls, parfois en famille avec des enfants en bas-âge. Le contrôle militaire des frontières augmente les tarifs des passeurs et accroît les dangers des traversées. En Méditerranée, les morts se comptent chaque année par milliers ; dans le Sahara, personne ne les compte.

De la crise de l’exil à la responsabilité de la recherche

Telles sont les épreuves de la frontière que j’étudie dans le cours, entre l’Italie et la France, à l’est de la Bosnie, au sud des États-Unis, au nord du Sahel, dans les eaux territoriales et extraterritoriales de l’Australie, en analysant les politiques qui les produisent. Mais j’essaie aussi de rendre compte du travail de nombreuses organisations non gouvernementales, collectivités territoriales, plus rarement agences internationales qui opposent une résistance dans des villes sanctuaires et des lieux d’accueil, par le sauvetage en mer et le secours en montagne, des formes de désobéissance civile et des dénonciations des violences et illégalismes d’État. La frontière est ainsi une scène aux multiples protagonistes qui illustre la complexité et l’imbrication des questions morales et des enjeux politiques dans la crise de l’exil.

On comprend les défis pour les sciences sociales face à des situations critiques comme celles qui se jouent partout dans le monde sur les frontières. La leçon inaugurale portera sur le rôle des chercheuses et des chercheurs de ces disciplines, des risques auxquels ils s’exposent et de la responsabilité qui leur revient, particulièrement par temps de crise – et l’on ne peut nier que le monde soit face à des crises multiples.

Pr Didier Fassin
Chaire Questions morales et enjeux politiques dans les sociétés contemporaines

Leçon inaugurale du Pr Didier Fassin : « Sciences sociales par temps de crise », 30 mars 2023 – 18h-19h

En libre accès, dans la limite des places disponibles