De 1937 jusqu’à sa mort en 1945, le poète et penseur Paul Valéry donna au Collège de France un cours de Poétique qui marqua durablement l’histoire de la critique et de la théorie littéraire. Longtemps perdu, ce monument de la pensée est aujourd’hui édité pour la première fois sous la direction du Pr William Marx, chaire Littératures comparées. Retour sur une aventure littéraire menée avec le soutien de la Fondation du Collège de France et ses donateurs.

Entrée d’un non-universitaire au Collège de France

En 1937, l’écrivain et poète Paul Valéry fut élu professeur au Collège de France, sur une chaire de Poétique spécialement créée à son intention. À l’âge de soixante-six ans, quand d’autres songent plutôt à la retraite, et alors que rien ne le prédisposait à faire profession d’enseignant, il avait présenté sa candidature sur l’invitation du médiéviste Joseph Bédier, administrateur du Collège et confrère de l’écrivain à l’Académie française.

Depuis les années 1920, en effet, Valéry avait développé, en maints textes et conférences, une réflexion originale considérable sur la création littéraire et sur l’esthétique – c’était la version publique des analyses qu’il déroulait en privé dans les Cahiers depuis ses vingt ans. Il avait reçu en 1931 un doctorat honoris causa de l’université d’Oxford. Il était connu pour être l’ami des scientifiques, de Paul Langevin en particulier, professeur de physique au Collège. Son prestige littéraire et intellectuel était au plus haut, en France, bien sûr, où il jouissait pour ainsi dire d’un statut d’écrivain officiel, renforcé par le Front Populaire, comme à l’étranger, où on le considérait, en général, comme le plus grand auteur français vivant.

Rétrospectivement, étant donné la stature de l’écrivain, la place de Valéry au Collège de France semble aller de soi, comme le couronnement d’une carrière littéraire exceptionnelle : on se souvient, par exemple, des chaires illustrées récemment par Pierre Boulez et Yves Bonnefoy ; on sait aussi qu’en principe aucune condition de diplôme n’est requise pour devenir professeur au Collège et que le doctorat, notamment, n’y est pas nécessaire. En réalité, dans le contexte de l’époque, la candidature d’un non-universitaire n’entrait pas dans les habitudes de la maison.

En outre, la posture théorique et anti-historique de Valéry pouvait paraître aller à contre-courant du mouvement de scientifisation et d’historicisation des études littéraires, promu en France depuis le début du xxe siècle, de sorte que le soutien apporté par l’historien de la littérature Joseph Bédier révélait de sa part, pour le moins, une ouverture d’esprit peu commune – audace intellectuelle que la majorité de ses collègues finirait par partager.

Un serpent de mer de la critique et de la théorie littéraires

Paul Valéry donna son cours huit années durant, jusqu’à sa mort, en 1945, en drainant après lui une foule d’auditeurs et d’auditrices, qu’on n’avait pas vue au Collège depuis le temps d’Henri Bergson. Certains firent par la suite  une belle carrière : ainsi de Cioran, Maurice Blanchot, Roland Barthes, Yves Bonnefoy ou Michel Tournier. Ce succès mondain ne doit pourtant pas faire illusion, et tous les commentateurs de l’époque le signalent, sans exception : l’enseignement de Valéry fut assez aride, en vérité. Contrairement aux craintes de certains de ses collègues, le familier des salons prit son nouveau métier fort au sérieux et tâcha de satisfaire à l’exigence intellectuelle réclamée par le Collège de France, sans faire de concession à la mondanité.

Or, à la différence d’aujourd’hui, il n’y eut aucun enregistrement sonore de cet enseignement, à l’exception de quelques minutes radiophoniques d’une leçon de 1941. Et, longtemps, il ne resta rien de ces huit années que deux textes fondamentaux de 1937 publiés par l’écrivain : la brochure qu’il avait, selon un usage toujours actuel, distribuée aux professeurs du Collège pour présenter sa candidature, d’une part ; la leçon inaugurale, d’autre part.

Pourtant, sur la foi de ces deux seuls textes, le cours de poétique devint le serpent de mer de la critique et de la théorie littéraires : on en parlait, on le glosait, sans l’avoir jamais vu. Ainsi, vingt-cinq ans après la disparition de l’écrivain, Hélène Cixous, Gérard Genette et Tzvetan Todorov baptisèrent Poétique la plus importante revue française de théorie de la littérature, en référant explicitement ce nom bien moins à Aristote qu’au titre de la chaire de Valéry et à sa suggestion provocante de pouvoir écrire « une histoire approfondie de la littérature […] sans que le nom d’un écrivain y fût prononcé ».

Le cours de Poétique de Valéry : un monument de la pensée enfin publié

Arrivant au Collège de France à la fin de 2019, j’ai pu dès janvier 2020 employer l’équipe de recherche que l’institution mettait à ma disposition pour travailler à la reconstitution de ce cours aussi fameux qu’inconnu. Pour ce faire, je disposais d’abord du fonds Valéry du département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France, où les notes préparatoires du cours couvrent 2500 feuillets. Les archives du Collège de France, et, en particulier, les registres où chaque professeur, aujourd’hui encore, émarge à chaque leçon donnée, m’ont permis, notamment, de dater avec précision les documents disponibles.

Mais cette recherche fut aussi l’occasion d’une découverte inespérée : la transcription sténographique complète de vingt-huit leçons de 1938 et de 1945. Celles de 1945 gisaient, un peu oubliées, dans le fonds Valéry de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet. Quant à celles de 1938, dont nul ne connaissait l’existence, elles furent retrouvées par miracle dans les archives des éditions Gallimard. Ces verbatim des leçons permettent presque d’entendre le grain de la voix de Valéry, en appréciant son talent d’improvisateur, son intelligence, son ironie et, parfois, son lyrisme.

L’édition monumentale ainsi établie, présentée et annotée, fruit de deux ans de travail, paraîtra à l’automne 2022, en deux volumes, chez Gallimard, avec le concours du Collège de France. Grâce à la Fondation du Collège de France, un colloque international permettra, à cette occasion, de dresser un premier bilan de l’enseignement de Valéry au Collège de France, dont mon collègue Jacques Bouveresse, récemment disparu, avait su déjà reconnaître la force incroyablement corrosive.

Aujourd’hui, avec le recul donné par la préparation de cette édition, et en pesant soigneusement les mots, il est possible d’affirmer que le cours de poétique fut, plus encore qu’on ne le croyait, un moment capital de la réflexion littéraire et esthétique, un authentique monument de la pensée, échappant aux cadres préétablis, et dessinant de manière fulgurante certaines des évolutions les plus radicales de l’entreprise théorique au xxe et au xxie siècle. Valéry y développa une anthropologie totale de la vie intellectuelle, une anthropologie de l’esprit, au niveau individuel comme au niveau social, dont les perspectives, les intuitions et les résultats entrent dans une résonance étonnante avec la phénoménologie de Husserl, la philosophie critique de Wittgenstein, certaines analyses sociologiques de Pierre Bourdieu ou les recherches les plus récentes dans les neurosciences.

Je donne donc rendez-vous à l’automne 2022 pour la publication de ce grand œuvre, qu’on attendait depuis près de quatre-vingts ans, et qui formera une contribution majeure à la connaissance de la vie intellectuelle du Collège de France et à l’histoire des idées en général, comme à la réflexion philosophique, esthétique et littéraire.

Pr William Marx
Chaire Littératures comparées

Retrouvez la vidéo de la conférence exceptionnelle donnée par le Pr William Marx en octobre 2021 auprès des donateurs de la Fondation du Collège de France :
“Un monument de la pensée : le cours de Poétique de Valéry”